Le ministre franc-maçon d’Hitler

J’ai découvert l’existence de ce personnage et son appartenance à la franc-maçonnerie.
Comment l’un des nôtres put-il être séduit par la personnalité d’Hitler et son programme au
point d’en devenir l’un les collaborateurs les plus zélés, contribuant ainsi à l’œuvre de mort
portée par l’idéologie nazie ? S’est-il à ce point fourvoyé ou s’est-il laissé aveugler par son
ambition personnelle ? Hitler ignorait-il son appartenance à la franc-maçonnerie ou l’a-t-il
sciemment utilisé en toute connaissance de cause ? Comment Hjalmar Schacht, personnalité
emblématique de l’entre-deux guerres, banquier né sous Bismarck, véritable star de la
finance de l’époque, qui avait sauvé l’Allemagne de l’hyperinflation dans les années vingt, a-
t-il pu devenir ministre de l’Economie d’Hitler et président de la Reichsbank, contribuant
ainsi à la reconstitution du potentiel militaire nazi, avant d’être envoyé sur ordre du Führer
lui-même en camp de concentration, puis jugé par les Alliés à Nuremberg où il fût acquitté,
traduit ensuite devant les tribunaux de dénazification de son pays, où il fut de nouveau
acquitté, lui permettant ainsi de reprendre une carrière de banquier international, jusqu’à sa
mort à plus de 90 ans au début des années 1970 ? C’est à toutes ces questions que je vais
essayer de répondre.


Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce personnage, j’ignorais totalement qu’il puisse être
l’un des nôtres. La plupart des ouvrages biographiques, pas plus que le documentaire
télévisuel, qui lui ont été consacrés, n’en font vraiment mention. Il a fallu que je mette la
main, après de fastidieuses et patientes recherches chez les bouquinistes sur ses mémoires
écrites au début des années cinquante pour découvrir au détour d’un chapitre cette
surprenante information : « Je devins en 1908 membre d’une loge maçonnique ». Cette
année-là, Schacht est en effet initié dans la loge Urania zur Unsterblichkeit – en français
Uranie pour l’immortalité -, qui existe toujours à Berlin. « Par intérêt » affirme l’historien
Frédéric Clavert, auteur d’une thèse de doctorat sur Schacht à l’université de Strasbourg en

  1. Mais l’universitaire n’en apporte aucune preuve tangible. Schacht parle lui de tradition
    familiale. « Dans ma famille, on est franc-maçon. Mon père appartenait à une loge
    américaine. Mon arrière-grand-père, Christian Ulrich Detlev von Eggers fut à l’époque de
    l’Aufklärung – le Siècle des Lumières – un des principaux dignitaires de la franc-maçonnerie ».
    Plus loin, Schacht, soucieux visiblement de prévenir toute suspicion sur son engagement
    maçonnique, poursuit : « Ni le cérémonial d’admission à cette vieille loge prussienne de
    Berlin, ni mes expériences ultérieures de la franc-maçonnerie ne me donnèrent à soupçonner,
    fut-ce un instant, que ma loge allemande pût appartenir à une dangereuse organisation
    internationale, qui imposerait à ses membres un rituel satanique. Tout cela fait partie des
    racontars malveillants inventés par certaines gens qui spéculent sur la sottise des masses ».
    Plus loin, Schacht, ajoute : « Autrefois, les francs-maçons ont formé une communauté hostile
    à l’intolérance religieuse sous toutes ses formes. Ils ont livré leur bataille à l’époque du Siècle
    des Lumières. Quand cette bataille eut pris fin, la signification de la franc-maçonnerie
    disparut du même coup. Ce que les loges conservèrent, ce fut la loi de l’Humanité, la loi de
    l’action amicale et fraternelle ».
    Ce passage est très significatif, car il montre que Schacht est avant tout soucieux de rassurer
    les lecteurs profanes de ses mémoires, à la fois sur la respectabilité de la franc-maçonnerie

en général, sur celle de sa propre loge et sur la réalité de son engagement personnel. Il
insiste sur le caractère vieux prussien de son atelier maçonnique, lequel faisait partie de ces
loges autrefois placées sous la protection bienveillante – certains diront sous la surveillance
– de Frédéric II, roi de Prusse. Des loges traditionnellement fermées aux non chrétiens, en
particulier aux Juifs. Schacht insiste d’ailleurs à de nombreuses reprises dans ses mémoires
sur sa qualité de chrétien convaincu – il est de religion protestante -, tout en se montrant
assez respectueux des autres confessions religieuses. Cela dit, il se garde bien de préciser qui
sont ces « certaines gens » qui colportent des « racontars malveillants » sur la franc-
maçonnerie. On ne peut admettre qu’il ait ignoré que les nazis étaient de ceux-là, puisqu’il a
côtoyé au plus près les dignitaires d’un régime qui vilipendaient et persécutaient l’ordre
auquel il appartenait…
Arrivé à ce niveau de l’analyse, on a donc toujours du mal à comprendre comment cet
homme, grand financier, de surcroit franc-maçon, a pu devenir le compagnon de route
improbable des nazis, dont les théories raciales sont totalement contraires aux idéaux
humanistes de la franc-maçonnerie. Revenons donc sur son parcours.
Lorsque Schacht est initié dans sa loge berlinoise Uranie pour l’immortalité, c’est encore un
jeune homme, mais il a déjà 31 ans. Il est né en effet le 22 janvier 1877 à Tinglev, une petite
ville située dans la péninsule du Jutland, rattachée aujourd’hui au Danemark, mais à
l’époque dans le giron de l’empire allemand. Celui-ci a tout juste six ans. Le roi de Prusse
Guillaume Frédéric Louis de Hohenzollern, proclamé empereur dans la galerie des glaces à
Versailles le 18 janvier 1871 sous le nom de Guillaume 1 er , règne sur ce puissant empire,
voulu par le chancelier Otto von Bismarck. Schacht est issu d’une famille bourgeoise
d’ascendance germanique par son père, danoise par sa mère. Après avoir vécu cinq ans aux
Etats-Unis, ses parents ont regagné l’année précédant sa naissance le Reich allemand à
peine unifié. En souvenir de ce séjour outre-Atlantique, qu’ils ont écourté à regret pour des
raisons financières, ils lui accoleront les prénoms à consonance anglaise d’Horace et de
Greeley à celui résolument scandinave d’Hjalmar.
Jeune homme, Schacht fait de brillantes études, étudiant successivement la médecine, à
Kiel, puis la germanistique, l’économie et le journalisme. En 1897 et 1898, il réside à Paris où
il étudie le français et la sociologie. C’est par des collaborations avec plusieurs journaux qu’il
finance ses études et finit docteur en économie, spécialisé dans le mercantilisme anglais, ce
qui lui vaut d’entamer une carrière de banquier à la Dresdner Bank.
Lorsque la Grande Guerre éclate, Schacht n‘est pas mobilisé, car il a été déclaré inapte pour
myopie lors de son service militaire. Cependant, deux missions lui sont confiées en 1914.
D’une part, il participe à la définition des buts de guerre de l‘Allemagne vis-à-vis de la
Belgique et de la France ; d‘autre part, il est envoyé à Bruxelles pour y régler les délicats
problèmes monétaires générés par les coûts d’occupation du territoire belge par l’armée
allemande.
Au lendemain de la Première guerre mondiale, Haljmar Schacht est déjà un banquier réputé
et respecté. Cette réputation et sa participation à la fondation d‘un parti démocratique, le
Deutsche Demokratische Partei (DDP), lui permettent de devenir en décembre 1923
président de la Reichsbank, après avoir mis sur pied le plan de lutte contre l‘hyperinflation
en tant que commissaire à la monnaie du Reich.

La politique monétaire qu’il insuffle sous la République de Weimar permet certes de
maintenir le mark stable, mais démontre aussi d’un comportement de plus en plus critique
de sa part vis-à-vis du régime politique en place, sans qu‘il n‘y ait pour autant rupture dans
un premier temps. Pourtant, les tensions vont se faire de plus en plus vives, au point que
Schacht, pourtant nommé président de la Reichsbank à vie, démissionne de ses fonctions en
mars 1930, furieux que le gouvernement allemand ait accepté, lors de la conférence de La
Haye en janvier, le plan de l’économiste américain Owen Young prévoyant un
rééchelonnement de la dette liée aux réparations de guerre. Car Schacht est
fondamentalement contre ces réparations énormes imposées aux Allemands par les Alliés
dans le traité de Versailles. Il l’écrit dans un livre à succès publié en 1931 et le répète à cette
époque dans les nombreuses conférences.
Les quatre années, qui vont de mars 1930 à son arrivée à la tête du ministère de l’Economie
du IIIe Reich, sont marquées par les premiers pas de Schacht vers les nazis, bien qu‘il garde «
plusieurs fers au feu » dans un premier temps en restant en contact avec le Chancelier
Heinrich Brüning et avec les nationaux allemands. Après une série de conférences montrant
son hostilité au système parlementaire, au marxisme et aux Français, Schacht rencontre
Adolf Hitler, chef du NSDAP, pour la première fois en janvier 1931, au cours d’un dîner chez
Hermann Goering, que sa propre femme Louise, nazie convaincue, lui a présenté. Persuadé
que l’Allemagne a besoin d’un leader, Schacht est séduit par l’autorité naturelle du Führer…
A partir de l‘été 1931, la gestion de la crise bancaire par Brüning décide Schacht à se
rapprocher définitivement des nazis, en envoyant deux lettres qui le placent en quelque
sorte comme conseiller économique de Hitler. Malgré une faible implication dans l‘arrivée
au pouvoir de ce dernier à la fin du mois de janvier 1933, le nouveau Chancelier et Göring lui
confient la gestion des fonds de la campagne électorale de février 1933, puis Hitler le
nomme à la tête de la Reichsbank. Schacht est ensuite envoyé auprès de Roosevelt dans le
cadre de la préparation de la conférence de Londres, dont il est l’un des membres influents
de la délégation allemande chargée de mettre un terme aux problèmes des transferts de
devises liés au paiement des réparations de guerre. Le règlement des dettes extérieures
allemandes en devises est ainsi suspendu au 1 er juillet 1934. Le succès de cette politique, qui
transforme les discussions économiques multilatérales en relations purement bilatérales et
le lancement du préfinancement pour soutenir la politique de réarmement de l’Allemagne,
placent Schacht en bonne position pour remplacer Kurt Schmitt, ministre de l‘Economie
depuis juillet 1933, critiqué pour sa mollesse par les nazis. Avec la « Nuit des longs
couteaux », qui permet à Hitler de cumuler les fonctions de Chancelier avec celles de
Président du Reich après le décès du maréchal Hindenburg, Schacht devient ministre de
l‘Economie au début du mois d‘août 1934.
Le grand œuvre de Schacht en tant que ministre est la mise en place d‘un « Nouveau Plan »
en septembre 1934, qui a pour but de limiter le déficit du commerce extérieur. Le nouveau
ministre fait alors face aux conséquences diplomatiques de ce plan. Sa politique économique
entraîne en effet une crise immédiate des relations avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis.
De plus, pour que le « Nouveau Plan » et le réarmement puissent se poursuivre malgré la
pénurie de devises, il essaye de restreindre toute décision de politique étrangère impliquant
des dépenses de devises. Les négociations commerciales, qui permettent d’améliorer

l‘approvisionnement en matières premières, font aussi partie des attributions de Schacht et
permettent notamment de lui assurer une influence grandissante en Europe danubienne et
balkanique. Cependant, son ascendant sur la diplomatie du Reich, comme le montre
l‘exemple des négociations avec l’URSS, bute inévitablement sur les grandes orientations
politiques nazies. Parallèlement, il poursuit le soutien financier au développement de la
Wehrmacht en adaptant la réforme bancaire du Reich aux besoins de financement de
l’armée. Ses fonctions le poussent à s’insérer dans le système polycratique nazi, par sa
participation à la propagande du régime, par sa conception du rôle des Juifs en Allemagne et
par ses relations avec les autres nazis et Hitler.
Cependant à l‘hiver 1935-1936, les nazis partent « à l‘assaut » du pouvoir de Schacht. Dans
un contexte diplomatique marqué par la remilitarisation de la Rhénanie, la guerre d‘Espagne
et une accalmie des tensions au cours de l‘année 1937, le président de la Reichsbank doit
lutter contre l’animosité grandissante de plusieurs autres ministres, dont le puissant ministre
de l’Air, Hermann Göring et le chef du Front du Travail, Robert Ley. Dans un premier temps,
Schacht a lui-même permis l‘intervention de Göring dans le domaine économique, pensant
que le maréchal pourrait le protéger de ses ennemis au sein du parti. Mais il ne peut
empêcher la mise en place du « Plan de 4 ans », sous la direction de Göring, qui étend ainsi
progressivement ses propres attributions à une grande partie du domaine économique. Face
au parti nazi, Schacht ne peut plus imposer son autorité et est déchargé de ses fonctions à sa
demande. Toutefois, à partir de 1936, il essaye de maintenir son pouvoir en faisant appel à
l‘étranger pour trouver des matières premières et pour tenter d‘ouvrir des négociations sur
un retour des colonies à l‘Allemagne. Schacht échoue. Il n‘est plus qu‘un conservateur en
décalage avec un régime dont la dynamique le dépasse désormais.
Avec son départ du ministère de l’Economie, son influence décroît, bien qu‘il reste président
de la Reichsbank et ministre sans portefeuille. Début 1938, il est mis en contact avec des
militaires et civils qui contestent le régime nazi. Cette période marque le début d‘une
résistance réelle contre le régime, qui reste active jusqu‘en 1941. Parallèlement, l‘évolution
de la masse monétaire pour faire face aux dépenses d’armement en vue de la guerre, le
risque croissant d‘inflation et le refus du gouvernement du Reich de rembourser les traites
spéciales, qui ont permis le financement du réarmement, le poussent à soumettre à Hitler
un mémorandum qui demande un changement de politique économique. Furieux également
des déclarations de Schacht lors de l’arbre de Noël de la Reichsbank, où il a condamné
officiellement les exactions contre les Juifs lors de la « Nuit de Cristal » le 9 novembre 1938,
Hitler le renvoie de la présidence de la banque centrale le 20 janvier 1939. Il passe une
grande partie de la guerre dans sa propriété de Gühlen, au nord de Berlin, avec sa toute
jeune nouvelle épouse Manci, avec laquelle il s’est marié en mars 1941 après le décès de sa
première femme, dont il s’était séparé quelques années auparavant. Après un voyage en
Inde, sa participation à la résistance, sa tentative de prendre contact avec les Etats-Unis,
deux lettres à Hitler et une lettre à Göring, où il critique ouvertement leur action,
aboutissent à son renvoi du poste de ministre sans portefeuille en janvier 1943. Si, dans les
mois qui suivent, il prend quelques contacts, il ne peut pas vraiment se prévaloir d‘être un
membre actif de la conjuration du 20 juillet 1944, qui se solde par l’attentat manqué contre
Hitler. Il est cependant arrêté le 23 juillet 1944 lors de la répression qui s’en suit, interné
d’abord au camp de concentration de Ravensbrück, puis transféré d’une prison à l’autre au
gré de l’avance des Alliés jusqu’en avril 1945, où les troupes américaines le récupèrent dans

le camp de Niedendorf en Bavière, tout près de la frontière autrichienne. Pensant que la
victoire des Alliés mènerait à sa libération, il exprime son amertume à l‘annonce de son
maintien en prison, puis de son inculpation comme grand criminel de guerre.
Alors qu‘il s’apprêtait à rendre des comptes devant les tribunaux de dénazification, Schacht
doit d’abord se défendre devant le tribunal militaire international mis en place par les
vainqueurs à Nuremberg. Ce procès ouvre une période, allant de 1945 à 1950, où l‘ancien
président de la Reichsbank se bat contre son passé de dignitaire du régime nazi. Bien que le
procès de Nuremberg et la dénazification soient deux procédures très différentes, Schacht
arrive à éviter toute peine, à l‘exception d‘une amende de 20 marks en septembre 1950 !
Lors du procès Nuremberg, il parvient à convaincre les juges qu‘il n‘a pas participé au «
complot » contre la paix que la logique de l‘accusation fait remonter à novembre 1937. A
l’en croire, il se serait voué uniquement à améliorer le sort de son pays, dont il aurait mis un
certain temps avant de comprendre – vers la mi-1936 – qu’Hitler le menait inéluctablement
à la ruine. Avec l’ancien Chancelier Franz von Papen et le journaliste Hans Fritzsche, Hjalmar
Schacht fait donc partie des trois seuls dignitaires nazis acquittés sur les 24 jugés à
Nuremberg.
Libéré par les Alliés au lendemain de ce verdict, il est arrêté le jour même par les autorités
allemandes chargées de la dénazification. A Stuttgart, il est condamné en première instance,
à la suite d‘un procès que l‘on peut qualifier d‘inéquitable. Cependant, en deuxième
instance, à Ludwigsburg, Schacht est libéré en raison de sa participation à la résistance, qui
n‘avait pas été prise en compte en première instance. Le Land de Bade-Wurtemberg casse
alors cette décision plus favorable à Schacht, qui, à la suite d‘une très longue procédure,
obtient que sa dénazification ait lieu dans le Land de Basse-Saxe, situé en zone britannique.
En septembre 1950, la commission de dénazification de Lunebourg décide de le blanchir en
raison de ses actes de résistance. Libre depuis le 2 septembre 1948, Schacht a entamé en
parallèle une carrière d‘essayiste et de conférencier. Il intervient notamment lors des
réunions électorales du Deutsche Partei, alors que naît la République Fédérale d‘Allemagne.
Très opposé au régime qui s‘installe, il suscite de nombreuses animosités, notamment de la
part des syndicats et des sociaux-démocrates. En septembre 1950, la décision du
gouvernement de Basse-Saxe de ne pas faire appel du jugement de Lunebourg lui permet
d’entamer une nouvelle carrière. Schacht renoue alors avec le monde de la finance et les
milieux bancaires, devenant notamment conseiller de plusieurs leaders emblématiques du
monde arabe et oriental, comme Naguib en Egypte, Selo en Syrie ou Mossadegh en Iran.
Dans cette Allemagne nouvelle qui s’ancre à l’Ouest, Schacht, qui aurait préféré voir
s’installer un régime à direction autoritaire, tentera vainement de rejouer un rôle
politique, mais les nouveaux dirigeants allemands, le Chancelier Konrad Adenauer en tête, le
tiendront systématiquement à l’écart de leurs décisions eu égard à son passé sulfureux.
Schacht s’éteindra dans son lit le 3 juin 1970 à Munich à l’âge respectable de 93 ans.
Pourquoi Schacht, franc-maçon, a-t-il accepté de travailler avec les nazis ? A cet égard, la
question de savoir s’il était antisémite ne peut être évitée. Son engagement auprès du
Führer semble impliquer une réponse évidente. Mais Schacht a autant participé à la mise en
place des lois raciales de Nuremberg qu’il a voulu faciliter l’émigration des Juifs hors
d’Allemagne pour éviter d’autres pogroms après la « Nuit de Cristal » de décembre 1938.

Cependant, la Reichsbank a bien été épurée suite aux directives nazies et Schacht n’a jamais
remis en question le processus de Gleichschaltung (en français, la mise au pas) mise en
œuvre par Hitler et ses séides en 1933-1934 pour imposer leur pouvoir total sur l’Allemagne
afin d’installer le mythe mortifère de la communauté populaire aryenne.
Si l’antisémitisme de Schacht, fondé sur des conceptions religieuses traditionnalistes – « les
Juifs ont crucifié le Christ » – n’est pas assimilable à la judéophobie biologique hitlérienne,
ses propos et ses écrits, tant avant qu’après la Seconde guerre mondiale, démontrent qu’il
considérait comme regrettable une trop grande influence des Juifs au sein de la société
allemande. « Il n’existe à mon avis qu’un seul argument qui explique la fréquente
impopularité du Juif », écrit-il en 1953 dans ses mémoires.  Ce n’est pas l’opposition
religieuse, à propos de laquelle Goethe a dit un jour que le judaïsme était plus éloigné du
christianisme que ne l’est le paganisme. C’est bien plutôt qu’en raison de ses dons, partout
où le Juif vit au sein d’un peuple non-juif, il s’efforce d’accéder à la direction culturelle et
spirituelle. En Allemagne, le Juif ne se fixait qu’en proportion minime dans le prolétariat ou
dans l’artisanat. Personne ne trouvait à redire au fait qu’il pouvait employer librement ses
aptitudes dans le commerce et l’industrie. Mais à partir du moment où les professions
d’avocat et de médecin présentaient un pourcentage de Juifs exceptionnellement élevé, où la
plupart des théâtres, des journaux, des concerts, étaient dirigés par des Juifs, semblait se
produire une véritable invasion de l’esprit du peuple par un esprit étranger. En dernière
analyse, la culture prend racine dans la religion et, hormis le nouvel Etat d’Israël, il n’existe
pas d’Etat fondé sur la religion juive. Un peuple, dont la culture a ses racines dans le
christianisme, sera donc toujours attentif à protéger en celui-ci la base même de sa culture et
à écarter de sa vie intellectuelle des éléments étrangers. Tant que le judaïsme ne voudra pas
comprendre cela, il s’exposera, comme l’histoire de tant de peuples l’a montré, à de nouvelles
difficultés ».
Pire, lors d’un discours tenu à Königsberg le 18 août 1935, Schacht se déclare parfaitement
en accord avec la politique du Führer « contre tous ceux qui sabotent le nazisme, contre les
francs-maçons et les Juifs ». Dans ses mémoires, Schacht a beau se présenter en protecteur
des Juifs comme des francs-maçons, il a bien prononcé des paroles comme celles-là. Il a bien
trahi ses frères en franc-maçonnerie, au moins en discourant contre eux et en validant par
ses mots l’action de celui qui les combattait. Et si l’antisémitisme ne joue pas encore un
grand rôle dans ses discussions avec les membres de la future coalition nazie avant qu’elle
n’accède au pouvoir en janvier 1933 – ceux-ci étant surtout préoccupés alors par les
problèmes économiques, l‘antiparlementarisme et l‘antimarxisme exacerbé par l‘évolution
dramatique de la République de Weimar – il conditionne cependant son alliance avec Hitler.
Schacht n’aurait jamais pu travailler sous le III e Reich s’il n’avait pas été judéophobe ! C’est
sans doute pour cela qu’Hitler, qui ne lui pardonnait pourtant pas sa qualité de franc-maçon,
lui a longtemps gardé son estime et accepté que ce « sorcier » de la finance lui fasse de
nombreuses fois la leçon, avant de se décider à le démettre de ses fonctions.
L’attitude de Schacht vis-à-vis des nazis pose aussi le problème de la responsabilité politique
et de la frontière ténue entre le compromis, nécessaire dans tout régime, surtout en
démocratie, et la compromission. Probablement en raison de son ambition dévorante, alliée
à un pragmatisme condamnable, Schacht a visiblement confondu compromis et
compromission… Une posture indigne des idéaux maçonniques. Mais il ne fut hélas pas le

seul dans ce cas. Car à plus de 80 ans de distance, le comportement de la grande majorité
des francs-maçons allemands à l’égard du nazisme montant, ne peut que provoquer chez
chacun d’entre nous un sentiment de colère et de réprobation. Dans les années trente, non
seulement les principales obédiences allemandes ne s’opposèrent pas à Hitler, mais elles
firent assaut de servilité face à l’irrésistible montée du national-socialisme. Ces reniements
et ces lâchetés ne serviront à rien puisque la franc-maçonnerie, comme toutes les sociétés
secrètes ou initiatiques, sera interdite par le décret du 17 août 1935. Jusqu’en 1945,
l’honneur de la franc-maçonnerie allemande reposera sur seulement quelques centaines de
frères et sœurs, tandis que naîtra au lendemain de la Seconde guerre mondiale la légende,
encore vivace aujourd’hui, d’une franc-maçonnerie persécutée par un régime, dont elle
souffrit en réalité surtout d’être exclue. A nous d’en tirer d’indispensables et profitables
leçons…