Les écrits de Jakim Boor

Jakim Boor, c’est sous cette signature que furent publiés très exactement 49 articles
entre le 14 décembre 1946 et le 3 mai 1951 dans le quotidien espagnol Arriba,
l’organe très officiel de la Phalange, organisation nationaliste et catholique,
d’obédience fasciste, fondée en octobre 1933 par José Antonio Primo de Rivera et
constituant après la victoire franquiste la branche politique de l’appareil d’Etat. Au fil
de ces articles, ce mystérieux Jakim Boor – qui semble bien connaître les francs-
maçons puisqu’il n’a pas hésité à reprendre comme nom de guerre une référence
évidente à nos propres mots symboliques – distille sa haine contre la franc-
maçonnerie qu’il définit comme « une puissance internationale secrète bien plus
terrible que tous les fascismes qui ont existé et n’existent pas encore ».

Tout y passe,de nos soi-disant secrets occultes et traditions mystérieuses jusqu’à nos prétendues
manœuvres, manipulations et conspirations criminelles, en passant par nos
collusions avec le communisme, l’anticatholicisme, l’internationalisme ou le
libéralisme. Les Juifs et le complot judéo-maçonnique, bien sûr, ne sont pas oubliés.
« Une fois le pouvoir absolu des monarques détruit par les révolutions, écrit ainsi
Jakim Boor, la franc-maçonnerie parcourut un chemin politique ascendant, prenant la
tête des mouvements libéraux au sein des nations, les dirigeants – cette première
étape franchie – s’engageant sur la voie du gauchisme et de la démagogie ».
L’auteur poursuit : « comme elle s’étendait de la sorte à toutes les nations, la franc-
maçonnerie a rencontré un peuple enkysté dans la société où il vivait ; et celui-ci a vu
en elle un terrain idéal pour les machinations auxquelles il est porté par un complexe
multiséculaire d’infériorité comme par la rancœur que lui inspire sa dispersion : les
Juifs de la diaspora, armée de spéculateurs habitués à violer ou contourner la Loi,
qui ont trouvé refuge dans la secte pour y jouir d’un sentiment de puissance ». Et de
conclure : « le judaïsme, l’athéisme et le protestantisme alimentent depuis lors les
loges continentales ».
L’intégralité de ces articles au vitriol seront repris dans un ouvrage publié en 1952 à
Madrid sous le titre « Masoneria », réédité en 2016 en Espagne, puis traduit en
France en 2022 aux éditions Saint-Rémi, une maison bordelaise proche des milieux
catholiques traditionnalistes et intégristes, aux accents clairement complotistes.
Sous ce faux nom de Jakim Boor se cache en réalité… le général Francisco Franco
lui-même ! Mais pourquoi le « Caudillo », devenu le dictateur sans partage de l’État
espagnol, s’attache-t-il à dénoncer, article après article, comme un simple journaliste
militant d’extrême-droite, les méfaits supposés du complot international que la franc-
maçonnerie aurait ourdi contre l’Espagne traditionnelle et catholique ?
Les historiens et les exégètes du franquisme pensent qu’il faut rechercher les racines
de cette aversion pour la franc-maçonnerie dans la jeunesse de Francisco Franco.
Pour ce dernier, une appartenance supposée à la franc-maçonnerie expliquerait les
infidélités conjugales, l’ironie subversive et l’ivrognerie de son père qui, coureur de
jupons invétéré, finira par abandonner sa femme et ses enfants. Plus tard, le futur
dictateur aurait tenté à deux reprises d’entrer sans succès en franc-maçonnerie dans
les loges « Larache » et « Plus Ultra » au cours de l’année 1932, alors qu’il n’était
encore que lieutenant-colonel. Son frère cadet Ramon, aviateur célèbre et populaire
pour avoir traversé l’Atlantique sud dès 1926, lui-même franc-maçon depuis 1930,

aurait joué un rôle prépondérant dans cette éviction, faisant savoir aux loges
sollicitées que Francisco n’était pas « un honnête homme de bonnes mœurs », mais
qu’il souhaitait surtout utiliser la maçonnerie pour grandir et s’élever plus vite…
Certains murmurent que cette opposition ne serait pas étrangère à la mort de
Ramon, rallié au camp nationaliste bien que républicain, disparu aux commandes de
son hydravion au large des Baléares en octobre 1938.
Toujours est-il que le futur dictateur fera de la franc-maçonnerie la cause unique de
tous les maux qui accablent, selon lui, sa patrie depuis des siècles : une décadence
historique et une dégénérescence politique. « Ce que la race était pour Hitler, la
franc-maçonnerie le fut pour le Caudillo, jusqu’à la monomanie », écrit Michel del
Castillo dans son ouvrage « Le Temps de Franco », paru en 2008. De fait, Francisco
Franco va vouer une haine implacable et constante à la franc-maçonnerie qu’il
pourchassera en permanence de sa vindicte, telle une obsession, tout au long de sa
vie.
Le 15 septembre 1936, deux mois seulement après l’insurrection nationaliste de
juillet 1936, Franco prend un premier décret qui stipule dans son article premier que
« la franc-maçonnerie et les autres associations clandestines sont déclarées
contraires à la Constitution. Tout militant qui y restera après la publication de cet édit
sera considéré comme coupable de rébellion ». Dans les zones contrôlées par les
forces nationalistes, l’épuration n’épargne donc pas les loges dont les membres sont
envoyés par dizaines devant les pelotons d’exécution. A peine un an après la fin de
la guerre civile, le nouvel occupant du Palais du Pardo fait promulguer le 1 er mars
1940 une loi pour la répression de la franc-maçonnerie, du communisme et des
autres sociétés clandestines. Cette loi instaure un tribunal spécial – lequel ne sera
supprimé qu’en 1963 – doublé d’un pillage systématique de tous les fichiers,
bibliothèques et maisons d’édition appartenant aux différentes loges. Les sanctions
s’appuient sur un mécanisme de droit pénal, mis au point avec la complicité d’un
professeur réputé de l’université de Salamanque, Isaias Sanchez Tejerina, qui prive
les accusés d’assistance judiciaire, tandis que les peines sont prononcées sur le
fondement d’invraisemblables théories du complot.
Franco ne se contente pas de condamner la franc-maçonnerie dans les articles qu’il
écrit dans le journal de la Phalange. Il en dénonce systématiquement les méfaits
dans chacun de ses discours, au point d’emmener son obsession jusqu’au bord de la
tombe. Tard dans sa vie, il continuait d’établir des fiches, de réclamer des enquêtes,
de compulser des listes, débusquant partout d’improbables francs-maçons. Le 1 er
octobre 1975, six semaines avant sa mort, il cible une fois de plus la franc-
maçonnerie dans son ultime discours. « Tout est dû à une conspiration maçonnique
de gauche dans la classe politique en collusion avec la subversion communiste-
terroriste dans la sphère sociale », éructe-t-il d’une voix malade depuis le balcon du
Palais d’Orient.
Pendant 40 ans, Franco a donc attribué tous les malheurs de l’Espagne à la
conspiration judéo-maçonnique, celle-ci lui ayant servi à justifier le soulèvement
miliaire qu’il a dirigé et qui l’a conduit au pouvoir. Causalité unique et satisfaisante
pour l’esprit, cette théorie du complot lui a permis d’évacuer la complexité du réel.
Pourtant, elle ne résiste pas à l’épreuve des faits et des chiffres. Avant la guerre
civile, les Juifs étaient pratiquement absents d’Espagne depuis leur expulsion par les

rois catholiques en 1492. Jusqu’en 1933, on en dénombrait à peine 3 000. En 1936,
leur nombre est certes passé à 6 000 avec les réfugiés qui ont fui le régime nazi,
mais ce chiffre reste dérisoire rapporté à une population qui compte alors quelque 24
millions d’habitants. A l’époque, les francs-maçons espagnols sont tout aussi peu
nombreux. On estime leur nombre entre 5 000 à 8 000 en 1936, si bien que leur
influence sur les affaires publiques est limitée, même si certains hommes politiques
importants comme Manuel Azana (1880-1940), le dernier président de la Seconde
république espagnole, fréquentent assidument les loges. Cela n’empêchera pas le
père Juan Tusquets Terrats, connu pour son antimaçonnisme, de dresser avec son
secrétaire Joaquin Guiu des listes pour l’administration de Franco comportant dix fois
plus de noms…
Tout au long de son « règne », le Caudillo a été présenté par ses admirateurs comme
le porteur victorieux d’un glaive qui aurait coupé la tête des terribles hydres dévorant
l’Espagne, la franc-maçonnerie et le communisme. « Franco n’a pas décapité l’hydre
maçonnique tout simplement parce que cette hydre n’existait pas », constate
l’historien de la philosophie Antonio Chazarra Montiel. Comme tous les dictateurs, il
s’est servi de la franc-maçonnerie comme d’un épouvantail destiné à instiller la peur
chez ses sujets, utilisant des arguments qui seraient ouvertement ridicules s’ils
n’étaient pas tragiques. Comme tous ceux qui rejettent la démocratie héritée des
Lumières, il n’a pas hésité à user de moyens ignobles et tyranniques pour se
perpétuer au pouvoir, au mépris des valeurs humanistes.