Je suis tellement heureux de m’exprimer devant une assemblée de femmes et
d’hommes libres et de bonne mœurs !!! Mais le sommes-nous vraiment ? Les bonnes mœurs
ne se jugent que dans le contexte d’une société, d’un lieu géographique et d’une époque… En
1721, quand la constitution de la franc-maçonnerie fut écrite, il n’était pas de bonne mœurs
d’être homosexuel. Il l’était pourtant de vanter les bienfaits de la colonisation, ou de ne pas
s’émouvoir du viol conjugal, voire d’être fier de le pratiquer (c’était un devoir après tout, le
consentement était contractuellement acquis !). Sans contexte précis, pas de mœurs !
Heureusement, si je suis libre de mes pensées et de mes choix et que j’applique cette
même liberté à autrui, cela me donne la tolérance suffisante pour affirmer : vous êtes tous,
mes sœurs et mes frères, des gens de bonnes mœurs.
La question est donc : suis-je libre (de mes pensées et de mes choix) ?
Évidemment, la liberté est un très large concept ! Il est indécent de s’en plaindre quand
des milliards d’humains vivent sous des régimes autoritaires… Vous connaissez la pyramide
de Maslow qui définit les besoins fondamentaux : on ne peut pas répondre au besoin de
sécurité si les besoins physiologiques ne sont pas remplis. On n’accède pas à l’appartenance, à
l’estime ou à l’accomplissement quand on n’est pas en sécurité, etc… Il en va de même pour
la liberté : je peux parler de liberté de penser, de choix ou de me construire un esprit critique
uniquement parce que je vis dans un état de droit, sans police politique ou de mœurs (encore
eux !), entouré d’une multitude de liberté (d’expression notamment).
La formule maçonnique « libre et de bonne mœurs » ne parle pas des ressortissants de
démocratie en opposition à ceux des dictatures. Elle parle d’être libre (ou non) dans sa tête,
dans ses opinions, dans ses choix. C’est cette liberté que je vais questionner.
Les leaders d’opinion ont toujours existé : chef religieux ou militaire charismatique,
gourou, ligne éditoriale d’un média engagé, propagande, courant scientifique ou culturel,
auteur ou artiste marquant son époque, leader politique ou syndical, youtubeur… C’est
inhérent aux sociétés humaines et vieux comme le monde. Tous ces influenceurs modèlent les
cultures et les civilisations, les enrichissent ou les enferment.
Chaque fois il y a production de matière intellectuelle (de contenu ou d’idées), et
diffusion. A tour de rôle, la production puis la diffusion font un pas en avant au gré
d’innovations scientifiques et techniques. Nous sommes libres si nous ne sommes pas soumis
à une pensée unique, grâce à la possibilité de contradiction. C’est ainsi que nous pouvons
construire une opinion personnelle. La pensée se crée, se diffuse, engendre une nouvelle idée
qui elle-même circule à nouveau. Il était envisageable à une certaine époque de lire tous les
livres au cours de sa vie, puis tout ce qui existe sur un sujet donné… Peu de production, faute
de lettrés et de moyens, peu de diffusion (1 an de travail d’un moine copiste pour copier un
livre, à un coût prohibitif).
La rupture technologique (de diffusion) est la presse d’imprimerie. On croyait alors
diffuser le livre saint, mais apparaissent très vite de plus en plus d’écrits… Après la diffusion,
c’est la production qui explose. La multiplication des données inquiète siècle après siècle…
Mon père dans les années 60 s’était vu prêter un livre de mathématiques difficile à trouver
pendant ses études d’ingénieur. Il l’avait recopié la nuit pour en garder une trace… A
l’époque, trouver l’information était encore le point crucial… Il y a 20-25 ans, quand j’étais
doctorant, étaient publiés dans le monde plus de 2 millions d’articles par an sur le cancer
uniquement. Tous accessibles en ligne (tous en anglais, pas en mandarin). Ma capacité à lire,
utiliser et comprendre un article scientifique était de 20 à 30 par an grand maximum. Il ne
s’agissait déjà plus de trouver l’information, mais de la sélectionner. La production culturelle
ou artistique, écrite ou non, explose également depuis des décennies et de façon exponentielle.
Plus de production, vient donc le tour de la diffusion… La numérisation de
l’information (écrits, œuvres, etc.) et l’accès démocratisé à l’internet nous a fait changer d’ère
(quel superlatif utiliser pour indiquer que l’ampleur n’a rien à voir avec la révolution
précédente ?). Puis en quelques années seulement, les réseaux sociaux font d’internet un outil
de production autant que de diffusion. L’internaute qui venait consulter, consommer du
contenu, est devenu producteur de contenu. Puis la viralité décuple à son tour la diffusion…
Nouvelles révolutions toujours plus grandes, accélérations plus rapide…
Aujourd’hui nous effleurons à peine l’ère de l’I.A. générative : livres, articles de
presse, articles scientifiques, chansons d’auteurs pourtant décédés, tableaux « de maître »,
vidéos non filmées mais construites par algorithmes, etc. Nouvelle révolution de la production
qui n’a plus rien à voir dans son ampleur avec la précédente… Production automatisée
(infinie), diffusion/viralité (infinie). Ces points de bascule civilisationnels s’enchaînent à une
vitesse impressionnante : une nième étape majeure en quelques années, et ça accélère
encore…
Et la liberté alors ??? Notre histoire de la pensée nous enseigne que plus de choix vaut
plus de liberté. Plus de liberté vaut aussi plus de satisfaction. Le choix est infini et toujours en
croissance (tiens donc, ne serait-ce pas la définition de l’univers en astrophysique ?). Mais
sommes-nous infiniment libres ? Sommes-nous infiniment satisfaits ? Les études montrent
que dans la multiplicité des choix, de moins en moins de production émergent : la diffusion
profite à une quantité toujours plus concentrée de contenus et d’émetteurs. Nous sommes
donc paradoxalement de plus en plus face à une pensée unique !
Ok, j’ai oublié un paramètre… « Quand c’est gratuit, c’est toi le produit ». Et oui, cette
production effrénée se fait via une économie de la publicité. Le moteur n’est donc pas de
cultiver l’homme, mais de s’approprier son temps (d’attention ou d’inattention) pour en faire
le commerce. L’émotion fait vendre, pas la raison. Il faut choquer, toucher, émouvoir, révolter,
dégoûter – oui – mais surtout ne pas faire penser ! Je pense donc je suis ? Nous y
reviendrons…
L’outrance est virale, pas sa dénonciation. Accuser un ministre de viol intéresse, alors
que son non-lieu est inaudible. Accuser un professeur d’islamophobie plait. On n’écoute les
démentis qu’après l’horreur de sa décapitation… Est-ce même utile de démentir (et
nourrir/amplifier l’outrance) ou faut-il miser sur le « hic et nunc » – l’émotion ici et
maintenant, vite recouverte par une autre émotion tout aussi artificielle ?
Nous sommes submergés, en veille cérébrale permanente et envahis d’insignifiance et
de fugacité. Puisqu’il n’y a plus de contextualisation, il devient impossible de différencier ce
qui est de l’information de ce qui n’en est pas. 30 à 50% des français se disent fatigués de
l’information et 25 à 30% refusent maintenant délibérément de s’informer ! Ce malaise
psychique est devenu la norme avant même que la médecine ait eu la possibilité de le prendre
à bras le corps. Nous sommes tous emportés par le flow (déjà avant l’I.A. générative). La libre
pensée, si chère aux francs-maçons est peu de chose dans cette vague.
Ah oui, milles excuses, j’oubliais un autre paramètre… Merci à des scientifiques
travaillant sur le « Jam experiment » : le choix des consommateurs entre des pots (plus ou
moins nombreux) de confiture. Au-delà d’une poignée d’options, le choix est délégué (au
vendeur, au bouche à oreille, etc.). Hourra donc aux influenceurs du numérique, cette planche
reconnait enfin leur utilité sociétale ! Mais sont-ils objectifs ? Sont-ils payés ? Rions ensemble
de ces questionnements naïfs d’un temps lointain (2015 ? 2020 ?).
La vraie question devient déjà : Sont-ils des humains ou la production d’une I.A. ? Oui
nous déléguons notre pensée, et pas seulement grâce aux avis sur trip Advisor. C’est par
exemple de répéter l’argumentaire catastrophiste d’un opposant pour refuser une réforme (les
retraites ?) sans même l’avoir lu ou être capable (techniquement) de la comprendre. C’est le
saccage de bassines « parce que j’affirme que sur le plan écologique c’est mal » sans être un
expert ni avoir lu de rapports scientifiques dépolitisés. C’est à l’inverse la défense de ces
mêmes bassines sans être meilleur expert que le précédent… C’est moi autant que vous quand
j’ai un avis sur la guerre au proche orient avec la conviction naïve d’être bien informé… Le
boom de la diffusion qu’a été internet a offert à l’idéal démocratique les révolutions arabes, la
révolution ukrainienne, etc. Des régimes totalitaires ont été ébranlés, certains sont tombés !
Mais les dictateurs n’avaient pas dit leur dernier mot. Un outil si puissant de contrôle
d’opinion ne pouvait pas leur échapper : ils ont vite maîtrisé la production de contenu et sa
diffusion virale via par exemple les fermes à trolls. Les fake news radicalisent les
démocraties, infléchissent les opinions publiques, nourrissent l’instabilité politique. Dans
toutes les démocraties, les extrêmes progressent : Argentine ou Brésil, Etats-Unis ou
Australie, Inde ou Israël, sans parler de tout le continent européen (Turquie incluse) jusqu’aux
symboliques pays nordiques.
C’est dans cette crise des opinions que naissent les projets de « démocratie
référendaire » prônées en France par LFI et le RN. Derrière le vernis d’un idéal des
précédents siècles (le mantra « plus de choix = plus de liberté »), ne se cache-t-il pas
l’aliénation de la pensée à l’ère du numérique ? Délibérer dans un état émotionnel ne rend pas
libre, cela pousse à l’excès (ce que cherchent les extrêmes partout dans le monde). La
démocratie au contraire (plus que tout autre régime politique) a besoin de tempérance.
Connectivité permanente, fatigue chronique, immédiateté, incapacité à prendre du recul !
Nous sommes dépossédés de l’élément central du début de ma planche : la contextualisation.
Sans contexte, pas d’information. Sans information, pas de liberté d’opinion.
J’anticipe la question d’un frère de l’atelier : « Et Dieu dans tout ça ? »
Vu le titre de la planche, il fallait y venir. Je vais citer Saint Thomas, l’Apôtre : « Je ne crois
que ce que je vois ». La multiplicité des options possibles nous oblige donc à déléguer nos
choix. Une étude a calculé qu’en moyenne (le chiffre augmente à grande vitesse) un humain
passe 100 jours de sa vie à juste choisir du contenu pour se distraire (recherche d’une série
Netflix, d’une vidéo Youtube, d’une musique spotify). Mais les contenus qui nous parviennent
sont déjà le reflet d’une analyse algorithmique de notre comportement : où avons-nous
cliqué ? Quelle recherche google avons-nous fait ? Quelle information regarde notre œil sur
l’écran ?
La phrase de saint thomas n’a pas survécu à l’économie numérique : le « je ne crois
que ce que je vois » s’est transformé en « Je ne vois que ce que je crois (déjà) ». Également : «
Plus de choix » crée aussi « plus d’exigence sur le résultat ». Nous déléguons à des
algorithmes une quantité croissante de nos choix : nous gagnons en temps et perdons en
satisfaction.
Moins heureux ? OK, ce n’est pas un drame. Mais pouvons-nous nous construire en
tant qu’être humain et citoyen ? Il n’est plus possible de trouver ce que l’on ne cherche pas, ni
de ne pas trouver ce que l’on cherche ! Le hasard pourtant fait découvrir des vocations
inattendues, crée l’inspiration artistique, dévoile des pensées innovantes, bouleverse une
conviction, permet le développement spirituel. N’être confronté qu’a des contenus qui
confortent des convictions ou intérêts préexistants ne grandit pas : cela radicalise. J’ai été
frappé dans mon court parcours politique de constater à quel point des gens ayant les mèmes
opinions de fond étaient prêts à recourir à la violence pour faire taire l’autre sans même
vouloir l’entendre.
Reste un élément… Sommes-nous crédules ? Distinguer le vrai du faux est de plus en
plus difficile puisqu’une I.A. peut créer une vidéo plus vraie que nature du président français
répétant un discours d’Hitler, ou de Vladimir Poutine reconnaissant l’indépendance de
l’Ukraine ! Où est donc notre discernement quand toutes les preuves sont fabricables avec peu
de moyens ? Quand rien ne fait preuve, alors tout fait preuve ! L’hallucination générale est
possible.
Selon les études d’opinion sur le monde numérique, c’est mon voisin et non moi qui
est crédule. Je vais donc m’en méfier… Me méfier d’abord des médias (c’est triste mais
bon…), puis des institutions (ça en devient dangereux, rappelons-nous l’attaque du capitole
américain), des experts et sachants (là on est dans le point de non-retour puisque cela interdit
tout retour à la raison), puis finalement de ses proches et de sa famille (c’est alors l’état de
guerre civile). Notons que la démocratie repose sur l’acceptation de l’opinion du plus grand
nombre, l’opinion de l’autre. En systématiser la méfiance nous entraine vers l’autocratie…
C’est la dérive que vivent toutes les démocraties occidentales.
Selon Descartes : « Cogito ergo sum / Je pense donc je suis ». En fait la formule
complète est « Je ne sais rien, donc je doute, donc je pense, donc je suis » ! Oui nous doutons
(très bien !) mais en croyant savoir ! Nous doutons pathologiquement et dans un état de
fatigue émotionnelle qui ne favorise pas la pensée.
J’ai des souvenirs douloureux d’échanges WhatsApp pendant le premier
confinement… Fallait-il rester chez soi alors que les éboueurs, les infirmières et tant d’autres
n’avaient jamais interrompu leur travail ? Fallait-il naïvement promouvoir
l’hydroxychloroquine sans preuve sérieuse de son efficacité et innocuité ? Pour cette dernière,
la suite a prouvé que non …
Je répète donc : la délibération dans un état émotionnel ne rend pas libre, elle pousse à
l’excès. J’ai essayé de l’analyser car cela m’ébranle dans ma qualité de franc-maçon autant
que de citoyen. Une conviction : la technologie n’a jamais été la solution aux excès d’une
autre technologie. C’est vers l’humain qu’il faut donc regarder…
Adolescent en fin de guerre froide, j’échangeais entre européens : pas de publicité en
Pologne et un sentiment de liberté commerciale, pas de propagande en France et un sentiment
de liberté politique… Faut-il se réserver des havres de déconnexion réguliers ? Des retraites
en monastère ou plus modestement suffit-il de réunions maçonniques en « mode avion » ? Il
faut tester empiriquement et sans cesse se réadapter, si tant est qu’on garde confiance en sa
capacité à en discerner l’effet, à juger de son propre état psychique… Mission impossible !
Chers amis, je finirai en disant « Je suis inquiet ». Les gens m’inquiètent. Vous
m’inquiétez… Par vos prises de paroles ou post sur internet, c’est clair, vous n’êtes pas libres
de vos pensées, construites ailleurs et à votre insu…Mais comme je l’ai dit dans ma planche :
Moi je sais ! Ce sont des autres dont je doute car eux seuls sont crédules. Sous l’influence des
journalistes, des institutions, des sachants et finalement des proches : vous ! A moins que…
Descartes disait « Je ne sais rien » ! Dans ce cas-là, puis-je même me permettre de douter de
vous ? Au secours !