Propos sur 140 ans de vie maçonnique

Il n’est jamais facile, en quelques pages, de synthétiser l’histoire de 140 ans de la vie maçonnique d’une Loge, fût-elle modeste comme la nôtre. Aussi m’attacherai-je à n’évoquer que les grandes étapes et les principaux événements qui ont émaillés la vie de notre association « Liberté par le Travail » depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui.

Création de la Loge

Il est une sorte de légende locale, propagée par quelques ouvrages de personnalités mantaises des 19ème et 20ème siècles, qui affirme qu’avant 1789 existait à Mantes une Loge maçonnique (dont à vrai dire on ne connaît pas le titre distinctif). Son temple aurait été rue Gambetta, jouxtant une salle de théâtre. Il est vrai qu’au 18ème siècle, et à de très nombreuses reprises, des garnisons militaires se sont établies à Mantes et dans les environs, et comprenaient pour certaines d’entre elles des Loges et des Francs-maçons de haute lignée tels Maurice de Noailles maréchal de France, Louis de Noailles son fils, le Maréchal de Coigny (dont une loge militaire portait le nom) et surtout la famille Savalette dont Michel Joseph était sieur de Buchelay, son neveu Savalette de Langes, et le père de ce dernier Charles Pierre Savalette de Magnanville (tous Francs-maçons, pour ne citer que ceux-là!). Cela bien sûr ne veut pas dire que leur présence prolongée dans le Mantois a favorisé la naissance d’une Loge spécifique, fût-elle militaire. Par contre en 1789, au début de la Révolution où furent interdites les Loges et les rassemblements de Francs-maçons s’était constituée à Mantes une association philosophique dénommée la « Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité »: une Loge déguisée peut-être, qui n’aurait pas survécu en cette fin de 18ème siècle.

« Liberté par le Travail » naquit des volontés conjuguées de plusieurs loges des alentours, et tout particulièrement celle de Vernon, « L’Etoile Neustrienne », dont étaient membres une dizaine de Francs-maçons demeurant à Mantes. L’allumage des feux eut lieu le 20 mai 1877 et fut l’occasion d’une grande manifestation maçonnique qui étonna plus d’un habitant et remplit quelques colonnes de la presse locale (Le Petit Mantais et Le Journal de Mantes).

Dès les premiers mois, l’Atelier compte 14 membres actifs, et les effectifs ne vont guère varier pendant la décennie suivante (21 en 1900). Entre 1900 et 1939, les effectifs vont augmenter progressivement, jusqu’à atteindre 60 membres avant la Seconde Guerre Mondiale. Les Frères sont des ouvriers, des commerçants, des artisans, dont le nombre va peu à peu s’agrémenter de quelques fonctionnaires, de professions libérales, de retraités (« rentiers » et « propriétaires »). Le Temple lui-même s’est tenu au départ dans une arrière-salle d’un café-théâtre, propriété d’un Frère, puis déménagea rue de la Gabelle, pour enfin le 29 avril 1888 s’établir définitivement où nous sommes aujourd’hui. Des réfections très importantes furent effectuées en 1924 et en 1933. En juin 1940 le Temple fut totalement détruit suite aux premiers bombardements qui visaient la gare de Mantes-Gassicourt, et sa reconstruction demandera 18 ans!

 

Travaux et actions des Frères

Nous n’avons que très peu de renseignements sur les premiers travaux de nos Frères, à part les initiations, le règlement des questions administratives en relation très étroite et très suivie avec les hautes instances, mais aussi la participation aux diverses manifestations festives à Mantes et dans les environs. Les Frères se déplacent peu dans les Loges voisines, et celles-ci ne viennent que très rarement à Mantes. Il faut, pour se rencontrer, les fêtes solsticiales que chaque Loge à tour de rôle organise. En 1882, la grande réunion annuelle des Loges du département de Seine-et-Oise se tient à Mantes, à l’initiative de notre Loge. Ces rencontres solsticiales de fin juin sont l’occasion de mieux se connaître, de partager des renseignements (tant sur les travaux en Loges que sur les effectifs), d’évoquer les problèmes.

Jusqu’à 1940, notre Loge organisera quelques-unes de ces réunions. Il faut aussi insister sur le nombre important de conférences publiques, dont certaines furent mémorables à plus d’un titre puisqu’à chaque fois le clergé de Mantes y assistait en force (par exemple celle de Louise MICHEL). Tous les faits et gestes des Frères de Mantes, tout ce qu’ils entreprenaient dans la vie civile et dans tous les domaines, tout cela était minutieusement décrit le lendemain dans les journaux régionaux.

 

S’agissant des activités en dehors du Temple, les informations par contre ne manquent pas, les Frères ne s’étant jamais cachés de leur appartenance à la Franc-maçonnerie (ce qui parfois leur a coûté cher). C’est ainsi que dès le début ils se sont impliqués dans deux domaines :

– d’une part une lutte acharnée contre le prosélytisme religieux, contre « l’influence des dogmes sur la mentalité des enfants, des femmes et des vieillards ».

– d’autre part une attention soutenue sur tout ce qui concernait l’école publique, dont ils défendirent les principes avec une énergie sans cesse renouvelée.

Enfin bon nombre de Frères, au cours des décennies avant la Seconde Guerre Mondiale, se sont impliqués en politique comme maires, conseillers, députés et sénateurs, créant ainsi avec plus de facilités des associations philosophiques, philanthropiques et caritatives, et des syndicats et partis politiques locaux.

Bien que tous les Frères, avec une égale volonté et une même ténacité, aient participé sans faillir à la marche en avant de notre Loge, certains d’entre eux se firent plus singulièrement remarquer par leurs travaux, soit en tant qu’historiens locaux (DURAND et GRAVE, Eugène FOSSE et Edouard FOSSE, Eugène BOUGEATRE), soit en tant qu’hommes politiques (Auguste GOUST, maire de Mantes pendant près de 40 ans et sénateur, Paul BARBE et Maurice VERGOIN députés), sans oublier bien sûr l’ingénieur des Ponts et Chaussées Philippe BUNAU-VARILLA et sa précieuse implication dans la construction du canal de Panama.

Puis, comme l’écrivit le Frère René BOURGEOIS que j’évoquerai dans quelques instants, « ce fut la guerre, et le bombardement de Mantes ».

 

La Loge pendant la guerre…..et après

On se rappelle la loi du 13 août 1940 interdisant les sociétés secrètes (dont surtout la Franc-maçonnerie) et obligeant les Frères à en démissionner s’ils occupaient des postes à un certain niveau (éducation, politique, industrie,…). Malgré cela, la Loge « Liberté par le Travail » continua son chemin en douce, en cachant ses activités qui se tenaient aux domiciles de certains Frères et Sœurs, dans des salles à manger, des caves ou des hangars. Aussitôt que le Temple fut détruit en juin 1940, quelques Frères sauvèrent tout ce qu’ils purent avant le pillage, et cachèrent si bien décors et documents que bon nombre ne purent par la suite être récupérés. Pendant ce temps, d’autres Frères sont au front (le Frère Edouard FOSSE par exemple, dont Roland DORGELES a écrit un pan d’histoire quand il se battait dans l’Est), ou sont prisonniers de guerre (comme le Frère René BOURGEOIS, dans des Oflags d’Allemagne et d’Autriche entre 1940 et 1945).

 

La guerre enfin terminée, la Loge se remit au travail au grand jour, mais avec quelles difficultés ! Il fallut tout réorganiser et retrouver les Frères. Et surtout, reconstruire le Temple…..ce qui, après bien des tergiversations, des discussions, des problèmes de propriété et de dommages de guerre, demanda 13 ans pendant lesquels les Frères se réunissaient dans des Temples d’accueil (à Saint-Germain, à Rueil, et même à Maisons-Alfort). Le chef de la loge fut pendant tout ce temps René BOURGEOIS, qui en prit la direction en 1947, succédant à Auguste GOUST qui la dirigeait depuis 1945.

 

De 60 membres que la Loge comprenait en 1939, les effectifs étaient tombés à 30 en 1958, et la remontée se fit très laborieusement jusque dans les années quatre-vingt. Le Temple lui-même, pourtant construit en 1958, fut de nouveau en si mauvais état qu’il fallut dès 1972 penser à y effectuer d’importants travaux.

En 1973, la Loge accepta la demande de création d’un Atelier de la Grande Loge à Mantes hébergée dans nos locaux. Depuis, trois autres Obédiences sont venues grossir les rangs de la Franc-maçonnerie dans le Mantois, Sœurs et Frères partageant leurs travaux en toute fraternité.

Après la guerre, les Frères de « Liberté par le Travail » ne se montreront plus au grand jour, hésitant à se découvrir au monde profane. La presse régionale ne les citera plus en exemple, ni vitupèrera contre eux (comme il était habituel que Le Petit Mantais le fît auparavant). Même le clergé – parce que presque plus jamais attaqué directement par les francs-maçons  – ne s’inquiètera de leurs actions anticléricales. D’un autre côté, presque pas d’extériorisation de nos travaux hormis quelques conférences publiques organisées de temps à autres.

Mais…..

Est-ce l’avènement du troisième millénaire, ou l’apport de jeunes maillons venus renforcer notre chaîne, toujours est-il que depuis quelques années notre Loge « Liberté par le Travail » s’est ouverte aux techniques modernes, et l’extériorisation de ses travaux perce peu à peu au-delà de nos vieux murs:

– d’abord par la création d’un site Internet, où certaines des planches présentées en tenues sont intégrées (parfois après une sage « profanisation » de leurs propos)

– ensuite par quelques conférences extérieures, où des thèmes sociétaux sont présentés et débattus (le plus souvent hélas devant quelques dizaines de personnes – ceci est loin du millier d’auditeurs avant 1900 !)

– enfin par la parution de l’ouvrage retraçant la vie des Francs-maçons du Mantois de 1877 à 1940 (la Troisième République en somme), commis par un frère de la Loge et présenté par ses soins dans quelques conférences profanes

Actuellement , et pour conclure sur ces efforts d’extériorisation, notre Atelier, en liaison étroite avec les quatre autres  Ateliers de la Franc-maçonnerie mantaise,  sort donc  peu à peu de sa réserve délibérée d’après la guerre, ne serait-ce que par la formation d’un Collectif Maçonnique du Mantois accueillant par ailleurs dans ses travaux des intervenants profanes.

 

Voilà, brièvement résumés, 140 ans de vie maçonnique dans la région mantaise, émaillés de nombreuses anecdotes, de joies et de peines, de l’effort incessant de nos Anciens qui nous ont montré le chemin, nous rappelant à chaque rencontre les valeurs qui nous unissent. Il nous reste à émettre fortement le vœu que, malgré les embûches et difficultés qu’il pourrait rencontrer, notre atelier « Liberté par le Travail » porte encore longtemps le flambeau de la paix et de la concorde entre tous les hommes.