Les désirs

J’ai choisi d’écrire sur les désirs à la lumière de ce qu’en pensent les philosophes.

Pour beaucoup d’entre nous, nous sommes entrés en franc-maçonnerie parce qu’en quête de sens et de connaissance de soi. Nous ne pouvons passer à côté de toutes les questions liées au désir : qu’est ce que le désir ? D’où vient-il ? Peut-on concevoir une existence sans désir ? Peut-on concilier l’expression de nos désirs avec une quête de la connaissance et avec un cheminement spirituel ? Le désir est-il un manque, un sentiment d’incomplétude de la condition humaine ou fait-il partie de l’essence même de la vie dans ses  différentes manifestations ?

Après en avoir déterminé le contour à travers une approche de définition des désirs,  mon propos s’articulera autour de 3 questions :

– Quel est l’objet des désirs ?

– Quelles sont les sources des désirs ?

– Comment trouver le bonheur au-delà de nos désirs ?

Pour le dictionnaire Le Petit Robert, le désir est une tendance qui porte à vouloir obtenir un objet connu ou imaginé.  Plus spécifiquement, le désir est une tendance consciente aux plaisirs sexuels.

 

D’après le dictionnaire de la philosophie, le désir est une tendance qui a conscience de son objet. En cela le désir se distingue du besoin qui n’est rien d’autre qu’une simple incitation physiologique.

Exemple : je peux avoir besoin de manger, éprouver des crampes à l’estomac sans savoir que mes épreuves tiennent au manque de nourriture.

 

Le désir se rapporte en général à un objet précis (Je désire boire du vin).

 

En ce qu’il supporte une certaine insatisfaction, le désir donne à la vie affective sa tonalité, suscite les sentiments et les passions : il est donc à la base de la vie active.

 

3 évidences :

– Le désir est donc toujours le désir d’un objet ou d’une série d’objets.

– Il trouve son origine dans une insatisfaction.

– La satisfaction d’un désir procure toujours un plaisir. La recherche du bonheur lié à un sentiment de bien-être, de complétude faisant de la réalisation de nos désirs une source sinon LA source d’une vie active.

 

L’objet du désir : que désire-t-on ?

Pour simple qu’elle paraisse, la question n’en demeure pas moins  « égarante ». Posée ainsi, cette question suppose en effet qu’il n’existe qu’un désir qui porte sur un seul objet. Or il semble possible qu’il y ait en nous non pas un seul mais plusieurs désirs visant chacun un objet différent. Que désire-t-on ? Tant de choses, un portable, un homme, une femme, le paradis, boire, manger,  jouer, rêver, dormir, aimer, être aimé parfois même mourir… Cette liste pourrait être allongée à l’infini.

La question n’a simplement pas de sens dans la mesure où elle n’admet aucune réponse unique. Une seule évidence pourtant : à travers toutes ces choses désirées, nous recherchons en définitive une satisfaction, un plaisir. Tous les hommes, je dirai même tous les êtres vivants ne cherchent-ils pas le bonheur et le plaisir ?

Mais les concepts de bonheur et de plaisir sont creux également car ils désignent une foule de situations différentes et même opposées. Si chaque être, à travers ses multiples actions, cherche le bonheur alors ces mots ne veulent rien dire du tout, ou en tout cas ils ne nous permettent pas d’avancer car chacun voit son bonheur là où il veut le voir. Chacun trouve un plaisir là où un autre ne trouverait que décadence morale et dégoût. La question est alors de savoir pourquoi la réalisation de tel ou tel désir nous met dans cet état de bonheur ? Nous procure ce plaisir ?

Certes les désirs semblent multiples et hétérogènes. Mais ne visent-ils  pas tous à assurer la survie de l’individu qui désire ? Cette idée fonctionne en tout cas à merveille pour ces deux catégories fondamentales de désirs que sont la faim (tous les désirs qui visent à la survie de l’individu : nourriture, eau, sécurité…) et l’amour (ici tous les désirs tournés vers autrui). Cette idée est défendue notamment par Spinoza pour qui toute chose s’efforce de persévérer dans son être (être heureux serait donc une espèce d’accroissement de soi).

Dans le même ordre d’idée, Platon va plus loin quand il affirme : « Si notre désir de vivre et d’exister est le désir cardinal, alors cela signifie que nous désirons la vie éternelle ».

Nieztsche , apôtre de la volonté de puissance, pense que le désir n’est qu’une volonté d’expansion. Sinon les riches se contenteraient d’être riches. Et pourtant plus on est riche, plus on est puissant alors on cherche à être plus riche pour devenir plus puissant…

Mais peut-on expliquer la multitude des désirs par la simple volonté de conservation de l’espèce ? La survie de l’espèce humaine est largement assurée, et pourtant l’homme ne cesse pas moins de désirer. ..

Si nous observons  le réel de près, qu’il s’agisse d’une jungle amazonienne ou d’une société humaine,  nous ne verrons pas un désir de conservation mais une volonté d’expansion.

Pour Nietzsche en effet « vouloir se conserver soi-même est une situation de détresse, d’une restriction de la véritable pulsion fondamentale de la vie qui tend à l’expansion de puissance et assez souvent, dans cette volonté, elle remet en cause et sacrifie la conservation de soi ».

Quelqu’un disait : «  L’homme est la seule créature capable d’aller jusqu’à l’autodestruction pour satisfaire ses ambitions…. »

Grâce à son esprit, l’homme est capable d’éprouver les désirs les plus étranges. Mais d’où viennent nos désirs ?

 

L’origine de nos désirs

Deux points de vue s’affrontent : pour certain dont Platon, les désirs viennent d’un manque. Pour d’autres le désir est l’expression d’un excès  (Spinoza et Nietzsche)

Pour Platon, tout désir vient d’un manque que l’on veut  combler. On ne désire jamais que ce dont ont est privé : seul l’affamé désire manger, seul celui qui est pauvre désire la richesse. Dans son livre «  Le Banquet », il expose cette théorie dans un dialogue mettant en scène Socrate, son maître,  au cours d’une discussion arrosée où il est question d’amour et de désir sachant que les grecs  utilisaient le même mot Eros pour désigner l’amour et le désir au point que EROS est aussi le dieu de l’amour.

Plus tard Schopenhauer parlera du désir comme d’une souffrance : tout vouloir procède d’un besoin  c’est-à-dire d’une privation, donc d’une souffrance. La satisfaction y met fin mais pour un désir satisfait, dix au moins sont contrariés. De plus, le désir est long et ses exigences tendent à l’infini. La satisfaction est courte et parcimonieusement mesurée. Voilà pourquoi la souffrance autant que les désirs sont sans fin.

Le désir serait donc une souffrance et  révèlerait un manque, mais une souffrance « nécessaire » car il est aussi perçu comme le moyen pour combler ce manque et de nous élever vers l’idéal.  La vision platonicienne du désir n’est donc pas totalement négative.

Pour Spinoza, prendre le désir comme un manque, c’est ne voir qu’une partie de la situation : pour désirer un manque est nécessaire mais encore faut-il désirer l’objet qui fait défaut. Spinoza insiste sur cette seconde dimension du désir qui veut se réaliser. « Le désir n’est rien d’autre que l’essence  de toute chose. Chaque chose, autant que le désir est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose. »

Le désir ne serait donc pas un manque mais excès. Excès de vie, de force, de volonté d’exister et de survie de son être. L’homme ne désire pas parce qu’il lui manque quelque chose mais parce qu’il vit et que la vie consiste à désirer et à croître. Le désir est la modalité de cet accroissement de notre puissance, de cet épanouissement existentiel. Le désir qui est le moyen par excellence de nous développer est vécu, chez Spinoza, comme une joie et un plaisir. Son éthique est une éthique de la vie : «  Rechercher les passions  joyeuses et fuir les passions tristes ». Le désir est créateur, développement, vie.

« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie » ( Ethique IV, 67)

 

Comment pouvons-nous atteindre le bonheur au delà de nos désirs ? Quelle place pour nos désirs sur le cheminement intérieur ?

Dans la plupart de cultures traditionnelles orientales, le désir et toutes ses manifestations sont regardés comme faisant partie du monde de l’illusion : le maya. Et comme tel il convient, une fois identifié,  au pire de les rejeter, au mieux de les dépasser afin d’atteindre cet état idéal qu’est le Nirvana où nul sentiment, nulle émotion, nulle passion ou nul attachement humain ne viendra troubler la sérénité d’une parfaite « vacuité-plénitude ».

Cette conception du désir comme entrave à la pleine réalisation d’un idéal de fusion de l’individu avec le grand tout cosmique est sans doute liée au fait que dans ces cultures, la personne humaine est moins une individualité qu’un élément parmi d’autres dans un ensemble plus vaste et plus près de la nature : l’espèce humaine immergée dans un Tout. De plus, la notion du temps en orient est moins linéaire qu’en occident : on est dans un ici et maintenant, ce qui exclut fondamentalement ce concept de désir lié à une projection dans le futur.

Comme la nature impersonnelle et intemporelle prime sur les particularismes individuels liés à une époque et à un lieu, les orientaux conçoivent tout ce qui ressort de l’individu comme une prétention illusoire, dangereuse ou néfaste à vouloir s’immiscer dans le grand jeu des forces cosmiques.

Dans ce contexte le simple fait de désirer relève de l’erreur ontologique. Il s’agit ici de la vision des bouddhistes reprise par Schopenhauer qui se rapproche de celle du péché originel dans les  religions chrétiennes. Cesser de désirer pour briser le cycle des réincarnations et atteindre le Nirvana. Les chrétiens diraient : Renoncer à ce monde pour accéder au paradis.

 

Plusieurs autres voies existent pour atteindre le bonheur :

– les Hédonistes pensent que le plaisir est la valeur suprême, le but de la vie. Le bonheur est dans la satisfaction de nos désirs.

– Pour les stoïciens il consiste à réduire nos désirs en les modifiant. Ils recommandent de ne se contenter que de ce que l’on a, d’agir sur soi plutôt que sur le monde.

– Platon, Nietzsche et Freud pensent qu’il faut sublimer les désirs, les transformer, les déplacer vers un objet autre que l’objet originel.

 

Que pensons-nous de tout cela, solitaires sur le chemin de la connaissance ?

Deux manifestations de la nature me font réfléchir à titre personnel :

– Dans le règne végétal, animal ou humain, lorsque l’intégrité physique est menacée soit suite à une blessure ou à une pathologie quelconque, un plan de restructuration va immédiatement se mettre en place à l’intérieur même du corps atteint et ce, en dehors de toute intervention extérieure, afin de recomposer et de ré-harmoniser  l’ensemble des éléments de cette entité corporelle. Mon questionnement est le suivant : peut-on qualifier de « désir » cette réaction de la nature une fois celle-ci mise en péril ?

– Toujours en observant les règnes végétal, animal et humain : quand surviennent des pénuries, des cataclysmes, des guerres ou toute autre situation extrême entraînant la pauvreté en moyens matériels  au point que la survie de l’organisme est en péril, nous constatons une augmentation de la reproduction comme pour assurer l’avenir contre tout danger d’extinction. Les plantes et les arbres fleurissent plus et produisent même beaucoup plus de fruits que lors des années fastes. De même que nous pouvons constater une augmentation sensible des naissances dans les règnes animal et humain parfois avec un développement notable des modifications structurelles des organismes pour s’adapter  aux nouvelles conditions d’existence. Sur le plan humain, nous savons tous que les familles nombreuses se rencontrent davantage dans des populations dites défavorisées dans des pays pauvres ou socialement instables (le lit du pauvre est fécond) ou dans les années qui suivent des conflits armés (le baby boom des années d’après-guerre). Peut-on appeler « désir » cette réaction spontanée de la nature ?

Dans ces 2 situations, il s’agit d’une série de réactions face  à des « dangers ». Quand on parle de réaction,  je dois bien admettre que celle-ci  répond comme de façon spontanée à une volonté qui s’inscrirait dans une harmonie naturelle des choses.

Je me risque à une question : et si nos désirs qui favorisent tout à la fois la créativité, l’éveil et l’épanouissement de l’être – ce que nous considérons comme très personnel, très intime – n’étaient en réalité que l’émanation d’un mouvement beaucoup plus profond ayant sa source au sein même de l’univers ?

Aristote dans De Anima écrit : « Il n’y a qu’un seul principe moteur, c’est la faculté désirante ». Il pense que le désir est une force qui nous pousse, sans que nous le voulions, à obtenir toujours plus pour être mieux. C’est ce qu’il appelle « le moteur immobile ». Cette force se met en mouvement sans être mue elle-même par quoi que ce soit.

 

Durant toute notre existence, nous serons confrontés à une somme aussi considérable que diverse de désirs, d’envies, d’élans, d’ambitions, d’aspirations plus ou moins clairs, plus ou moins reconnus et acceptés comme tels.

Nous sommes en francs-maçons pour ériger des temples à la vertu et creuser des tombes pour les vices En tant que tels, nous nous posons souvent la question de la légitimité de ces mouvements de l’âme que nous appelons désirs.

Au delà des a priori, des jugements de valeur, le désir reste un formidable moteur de la vie. Et comme tout moteur, avec la puissance qu’il développe, il importe d’en connaître au mieux le fonctionnement, les services qu’il peut nous rendre et les dangers d’une utilisation inappropriée. Et surtout quel usage et quelle place lui affecter dans nos rapports avec nous-mêmes, avec les autres et avec l’ensemble de la création.