Le Nucléaire et l’Homme – 33 ans de la vie commune

J’ai décidé de partager avec vous mes réflexions sur le rapport entre le nucléaire et l’humain. J’ai choisi ce sujet parce que plus de 80 % de l’énergie produite en France est d’origine nucléaire et les débats sur le nucléaire font partie des enjeux politiques majeurs. Un choix qui définira les pratiques des décennies à venir.

Il y a 33 ans, fin avril-début mai, un nuage radioactif s’est arrêté à la frontière franco-allemande. Un miracle digne de Jésus et ses apôtres.

Il y a 33 ans, j’étais élève du CE1 à 150 km au sud de Tchornobyl. Tchornobyl est un nom en soi remarquable – étymologiquement cela veut dire « une histoire noire » et c’est également le nom en ukrainien de l’herbe d’absinthe.

La première fois qu’on évoque ce lieu, c’est au 12ème siècle. On en parle davantage sous le Grand-Duché de Lituanie, et à partir de 1569 Tchornobyl fait partie des terres ukrainiennes sous gouvernement polonais. En 1793 elle est annexée par l’Empire Russe. A partir de la seconde moitié du 19ème siècle, c’est un lieu important d’hassidisme. Ainsi en 1898 sur 10 800 habitants de Tchornobyl, 7200 étaient des juifs hassidiques. Les métiers exercés dans le village sont le commerce fluvial, la pêche et la culture d’oignons. En effet, c’est un pays plat, marécageux, couvert de forêts de pins. En octobre 1905 et au printemps 1919 une partie importante de la population juive a été disséminée à cause des pogroms perpétrés par les tchornosotenets, c’est-à-dire les « Centuries Noires » qui étaient un mouvement nationaliste et monarchiste d’extrême-droite apparu dans l’Empire russe pendant la révolution de 1905. Plusieurs groupes se forment avec la même idéologie : nationalisme, antisémitisme et soutien intégral à l’empereur et à la monarchie. Ici Centuries noires sont appelées noires en raison de la couleur des casaques, ce qui me fait penser avec le recul à la couleur de l’uniforme des SS qui passeront par là quelques 25 ans plus tard. Après une vague de pogroms, en 1920 les juifs quittent Tchornobyl et le lieu perd son importance en tant que centre hassidique.

Sous l’URSS, Tchornobyl est devenue une ville en 1941. A quelques km de Tchornobyl, à Prypiat, en 1971 est lancée la construction de la première station nucléaire en Ukraine. Le 1er bloc d’une puissance de 1000 MW a été livré 6 ans plus tard. Mon professeur à la fac des relations internationales, racontait qu’il avait participé à sa construction. En effet, en URSS tous les étudiants devaient participer en été aux travaux d’intérêt général – ramasser les récoltes pour les kolkhozes, ou occuper un emploi d’ouvrier sur les chantiers, en fonction des accords établis entre les Universités et les entreprises d’Etat. Mon professeur, venant d’une fac prestigieuse a été donc envoyé en été sur un chantier également prestigieux : la construction de la première centrale nucléaire – ce n’était pas rien.

En 1983, la centrale compte 4 blocs avec une puissance cumulée de 4000 MW.

Prypiat et Tchornobyl sont alors les villes modèles, peuplées des jeunes familles des salariés de la centrale : des ingénieurs, des ouvriers qualifiés, des fonctionnaires (en URSS tout le monde était fonctionnaire, puisque la propriété privée n’existait pas). Dans les villages voisins, on trouve des paysans comme partout ailleurs en Ukraine, qui vivent de leur lopin de terre, des kolkhozes forestiers, de la récolte des baies, de la pêche, de la chasse, comme les tribus slaves de drevlyané ou polyané d’il y a mille ans. La vie près de la terre est tout de même saupoudrée d’idéologie marxiste-léniniste. Les jeunes hommes de 18 ans doivent accomplir un service militaire de 2 ans dans l’armée rouge. Les jeunes, s’ils veulent voir autre chose, doivent quitter leur village, montrer leur connaissance de la doctrine communiste, être adhérent au komsomol – une organisation des jeunes communistes dont 90% des membres en faisaient partie dès le lycée.

Igor Kostine, alors Reporteur-photographe de l’agence de presse Novosti écrit dans son livre « Tchernobyl : confession d’un reporter » : Le 26 avril 1986, la sonnerie du téléphone me tire du sommeil. Je décroche, machinalement, sans allumer la lumière. J’ai encore les yeux fermés. Je reconnais la voix de l’un de mes amis, pilote d’hélicoptère : – Igor, il y a un incendie à la centrale nucléaire de Tchornobyl. On y va en hélico. Tu nous accompagnes ? {..]L’aube se lève et les pompiers auront certainement tout éteint à notre arrivée, mais qu’importe ! J’aime prendre des photos aériennes. Igor Kostine sera le premier photographe sur le lieu du drame.

Je me rappelle quand en 2011 je regardais en direct le tsunami venir envahir la station Fukushima. Je me disais la même chose que ce photographe : La centrale ne craint rien. Les japonais ont tout prévu avec leur technicité, leur habitude de vivre en conditions souvent extrêmes, faisant face aux aléas des catastrophes naturelles, et avec leur culture et leur mémoire des méfaits des radiations (notamment ils ont été très présents auprès des enfants de Tchernobyl, avec leur expérience d’Hiroshima et Nagasaki)…

En Russie, l’information de l’incendie de la centrale de Tchornobyl n’a pas été diffusée aussitôt. « Afin de ne pas provoquer la panique »  justifieront plus tard les dignitaires. Le 26 avril, à 7 km à Prypiat, certains se mettent à leur balcon avec des jumelles pour observer les flammes. On commente l’arrivée massive des pompiers. Ceux qui ont des vélos font le trajet jusqu’au périmètre de sécurité de la centrale et à leur retour, les familles se pressent autour d’eux pour avoir des nouvelles. A midi les pêcheurs reviennent des cours d’eau alentour. Ils sont noirs comme s’ils avaient passé tout l’été à bronzer. Personne ne s’en inquiète, au contraire : on plaisante. La guerre fait peur, pas un incendie.

Les médias officiels ne parlent pas de Tchornobyl. Le ministère de l’Education fait même passer une circulaire pour rappeler la présence obligatoire des élèves dans les établissements scolaires des villes et villages de région.

Le dixième jour, on donne enfin l’ordre d’évacuer Prypiat, et en deux heures s’il vous plait ! Des colonnes de bus pleins à craquer quittaient la ville. Les uns derrière les autres, comme des coléoptères géants sur des kilomètres et des kilomètres. Le trafic était fou. Seuls les rescapés de la Seconde guerre mondiale peuvent s’imaginer un tel spectacle – a témoigné un habitant de Prypiat.

1986 est l’unique année scolaire que je termine sans le relevé de mes notes. Je me rappelle très nettement ce week-end ensoleillé d’avril lors du retour en bus depuis le village de ma grand-mère vers la capitale. En URSS les voitures personnelles étant rares et réservées aux élites, les embouteillages n’existaient pas. Ce fut donc ce dimanche 27 avril que j’ai vu pour la première fois de ma vie un embouteillage. Notre bus rejoignait la route nationale menant vers Kyiv quand nous avons vu des voitures alignées les unes après les autres. Une grande surprise. Ma tante se rapproche du conducteur du bus et demande ce qui se passe. Il répond tranquillement : On ne sait pas. Il paraît qu’il y a eu une explosion sur une usine chimique quelque part… L’information sur l’incident n’a été officialisée que quelques longs jours plus tard – après le défilé du 1er mai sur la place principale de Kyiv. Alors que Tchornobyl crachait un nuage radioactif couvrant l’Europe. Les bruits couraient, personne n’était sûr de rien. Vers mi-mai, ma mère s’est résolue à prendre elle-même la décision de nous envoyer avec ma sœur chez notre tante, 300 km plus au sud, dans un bassin minier de Kriviy-Rih. Voilà pourquoi je n’ai pas mon relevé de notes de l’année scolaire 1985-86.

A mon retour de vacances, Kyiv avait changé – un nouveau quartier se construisait sous nos yeux, un « quartier de Tchornobyl » afin de loger des évacués privilégiés qui avaient pu obtenir un appartement à la capitale. Bon nombre seront envoyés dans d’autres villes et villages. Déjà traumatisés par le déracinement, ils ont été privés d’un accueil fraternel de notre part. Nous avions peur – par superstition plus que par une menace réelle – en les imaginant radioactifs ou avec des mutations quelconques. Par la fenêtre de ma classe on voyait la piste d’atterrissage des avions d’essai de la célèbre usine Antonov. Cette année 1986 elle a joué une autre fonction – elle était transformée en héliport pour les hélicoptères qui transportaient des sacs de sable et de zinc pour éteindre d’incendie de Tchernobyl. La solidarité d’autres républiques soviétiques et de la communauté internationale s’est fait connaitre dès l’été, où de nombreux spécialistes sont venus en Ukraine. Du matériel a été envoyé des pays lointains. Des quartiers pour les évacués ont été construits un peu partout. Les soviétiques ont réalisé un exploit, selon un ingénieur du futur consortium français Novarka avec qui je bosserai des années plus tard.  Ils ont conçu et construit en moins d’un an un sarcophage qui a recouvert le noyau en fusion de la centrale afin de protéger l’humanité durant 30 ans. Ce sont les français de Novarka qui ont recouvert le sarcophage d’une nouvelle enceinte de confinement, prévu pour les 100 ans à venir.

Depuis, je me dis que le temps n’est plus un souci. J’avais 8 ans, j’étais consciente, et voilà que plus de 30 ans ont passé. 30 ans – c’est le durée de décomposition de la moitié du cesium-137. Et dans 100 ans les problèmes de Tchernobyl et Fukushima existeront encore.

A la question d’un frère de ma loge : Quel est donc l’intérêt de ta planche d’un point de vue franc-maçonnique ? J’ai répondu que je n’avais aucun message à délivrer. J’ai voulu juste partager le témoignage d’une époque. J’ai traversé cette l’histoire et elle a traversé nos vies à tous.

Mais finalement, il y a peut-être un chantier à ouvrir dans nos sociétés post-industrielles sur les liens entre les nécessités de la modernité, du respect de l’environnement et les dangers auxquels il faut faire face.

Malgré la mauvaise presse dont jouit l’énergie nucléaire, la voiture électrique et le nombre de réacteurs en France font penser qu’il reste encore des décennies d’exploitation de ces réacteurs. Il s’agit d’une décision éminemment politique, selon les concessions que les Français sont prêts à faire dans leurs consommations quotidiennes. Les arguments des organismes antinucléaires semblent être d’ordre idéologique et politique. Les pro-nucléaires quant à eux sont guidés par une logique économique. Les arguments avancés de deux côtés nous proposent un choix cornélien.  Je choisis donc de ne pas choisir. Toute décision quant au nucléaire doit être consensuelle et hors champ politique.

Par ailleurs, notons que les événements du Japon de 2011 ont démontré le très bas niveau de culture générale dans le domaine nucléaire – même dans les pays dits « développés » exploitant le nucléaire ! Tout le monde est informé quant au niveau de l’alcool dans le sang avec lequel on ne risque rien au volant, mais dès qu’on pose la question concernant les doses maximales de radiations admissibles pour un organisme humain, la plupart des interlocuteurs ne savent pas quoi répondre. Or la méconnaissance crée l’incertitude et la peur.

Un travail « d’alphabétisation nucléaire » pour donner une éducation de base à chacun d’entre nous semble nécessaire. Connaitre les faits et les données, pour mieux juger de la pertinence des arguments des deux camps – pro et anti, connaitre les causes et les conséquences du nucléaire hors contrôle pour mieux prévenir tout risque pour soi et ses proches, connaitre les responsables et les principaux interlocuteurs en cas d’incertitudes….

Je formule cette idée pour moi-même aujourd’hui, en souvenir de la fille de 8 ans que j’étais au moment de Tchornobyl, pour mes enfants, et pour les générations à venir. Comme disait le poète national ukrainien Taras Chevtchenko – « aux morts et aux vivants, et à mes frères pas encore nés ».

 

Image par Wolfgang Stemme de Pixabay