Le voyage, assuétude ou libération ?

Etonnante réflexion que celle-là. Elle m’est venue lors d’une discussion entre mon oncle Jacques, mon chéri et moi, arrosée de 2 verres d’un cocktail Italien à Beaucaire dans le sud de la France.

Jacques, grand voyageur durant de nombreuses années pour des raisons professionnelles, nous fit la remarque suivante : « Quand on a toujours envie de voyager, de partir, cela devient un besoin, donc le retour crée une absence. Je me suis rendu compte que je devenais fou entre 2 voyages. Je ressentais un manque psychologique mais aussi physiologique. Mes mains tremblaient et je me disais : « Dans quel pays je ne suis pas encore allé ? Il faut que je reparte, j’en ai besoin. C’était de la dépendance. Alors je me suis dit qu’il fallait que j’arrête. » 

Que pouvais-je comprendre de cette réflexion ? Elle m’a perturbée et s’est transformée en questionnement : le voyage, assuétude ou libération ? Si on parle d’assuétude alors inévitablement on pense à la drogue. Donc, par rapport à la réflexion de mon oncle, peut-on assimiler le voyage à ces produits illicites ? Les drogues ont des effets perturbateurs sur le système nerveux et les fonctions motrices : Anxiolytiques ou anxiogènes, stimulantes, hallucinogènes, euphorisantes, anesthésiques.

 

  1. Après lesquels de ces effets courait mon oncle lors de ses voyages ? Ingénieur du son et cameraman accompagnant les grands reporters de l’ORTF puis d’Antenne 2 sur les points chauds du monde, ce n’était à l’évidence pas le voyage de type balnéaire qu’il pratiquait. Celui qui apporte un effet relaxant. Destiné à se reposer, à flemmarder. Celui que l’on pourrait associer avec l’usage du cannabis. On ne peut donc faire ce parallèle. Cherchons autre chose.

Le voyage au cours duquel on se déconnecte ? Où les soucis s’estompent ? Lorsqu’on cherche la quiétude pour se guérir, dans un ashram ou à Katmandou ? Où l’on espère trouver la félicité et le plaisir ? Comme dans un shoot de morphine ? Non ! Les journalistes ont les deux pieds dans la réalité la plus brutale et sordide.

Pour la même raison, je ne pense pas que mon oncle courait après des sensations hallucinantes. On ne peut nier que durant les années 70, nous avons eu la joie d’entendre les meilleurs morceaux de la musique planante, psychédélique, créative qui amena la plupart des esprits à voyager en restant sur place ! David Bowie, Pink Floyd… ils étaient sous acide et nous ont rapportés de leurs voyages les meilleurs morceaux qui soient. Mais Jacques filmait des charniers et des villes détruites. Si l’on veut rester dans des terminologies d’addiction, je sais qu’il a vécu plusieurs « bad trip » ou mauvais voyages, notamment lorsqu’il a été emprisonné en Amérique du sud. Il a peut-être réalisé à ces moments-là qu’il était temps pour lui d’arrêter.

Plus j’y songe et plus je fais le parallèle entre la vie de baroudeur de mon oncle et la consommation d’excitants comme la cocaïne ou les amphétamines. Être dans un lieu inconnu éveille les sens. On veut tout voir, tout visiter. On a envie de bouger sans jamais s’arrêter, avec frénésie et excitation. Le danger y participe, ainsi que la peur.

Il existe peu de dépendance physique aux excitants, contrairement à l’héroïne, mais la dépendance psychique est connue. Elle est en lien avec le retour à une réalité molle et fade. ça qu’il faisait Or quand mon oncle disait « Je me suis rendu compte que je devenais fou Or Or quand mon oncle disait « Je me suis rendu compte que je devenais fou entre 2 voyages », c’est à ça qu’il faisait allusion. Il souffrait lors du « retour à la réalité » et de l’angoisse que celui-ci peut provoquer. Notons au passage l’étrangeté du terme « retour à la réalité », comme si le voyage était irréel !  

Ainsi le voyage, tout comme la drogue peut devenir un moyen de fuir la vraie vie.

Lorsque l’on décide de voyager vers l’inconnu c’est peut-être pour chercher un travail, la sécurité ou parce que l’on n’a pas trouvé ce que nous attendions de la vie dans notre environnement actuel. La démarche logique veut alors qu’on aille le quérir ailleurs. Cet ailleurs peut se situer à la fois dans le temps et dans l’espace. Le cherchant peut aussi bien s’éloigner de son lieu de vie que remonter dans le temps à la recherche d’un système de pensée, d’une religion, d’une tradition.

Tout voyage suppose que « l’ailleurs » est plus beau, plus stimulant et plus riche que « l’ici ». Il est aussi le signe d’un attrait pour l’inconnu, l’étrange ou l’étranger. Au moment du départ, il est parfois nécessaire de faire table rase et tout miser sur un avenir plus ou moins aléatoire. Le voyage implique ainsi une rupture avec l’entourage et le passé, rupture qui se traduit généralement par une mort symbolique. Chez certains voyageurs itinérants il peut être la mise en lumière d’une impossibilité à construire des racines, une famille, comme par exemple celui que l’on peut retrouver dans le roman quasi autobiographique de Jack Kerouac « Sur la route ».

  1. Après avoir réfléchi aux voyages de mon oncle Jacques, je me suis demandé comment je voyage, moi. Comme je vous invite à y penser pour vous-même. Personnellement, je me décrirais assez volontiers comme une polytoxico-woman :

J’adore traîner au bord d’une piscine avec un bon bouquin et une caïpirinha.    Le voyage-cannabis quoi !

Et arpenter les villes à pied dans un état de boulimie de tout voir, tout entendre et tout goûter. Le voyage-amphétamines !

Et ce besoin de retrouver la sensation du décollage en avion et le choc émotionnel lorsque l’on foule pour la 1ère fois un pays étranger, comme dans un flash d’héroïne.

Et quand je tripe, transportée dans une autre réalité. Je me laisse envahir par des odeurs nouvelles, une atmosphère vibrante inconnue jusqu’alors, une langue que je ne connais pas, une architecture différente, une culture riche d’interprétation. Je suis transportée de bonheur et de joie à chaque coin de rue et telle une enfant, je regarde avec émerveillement le monde que je découvre dans chaque pays. Et j’en ramène des images colorées, merveilleuses ou étranges qu’on retrouve sur mes toiles. Le voyage sous LSD quoi !

Mais à la différence de Jacques, je suis aussi joyeuse de partir qu’heureuse de rentrer chez moi. Car mon quotidien est beau. Je ne pars pas pour fuir une triste réalité, mais pour enrichir ma mémoire.

Je me suis demandé si comme lui, je me sentais « dépendante » des voyages comme d’une drogue ? Et la réponse est non. Si je ne pouvais plus me déplacer physiquement un jour, il me resterait le voyage immobile.

Faute de moyens financiers et pour fuir une enfance difficile, j’ai commencé à voyager vers l’âge de 11 ans à travers les yeux de Patricia, l’héroïne du livre de J. Kessel, « Le lion ». Elle vient rendre visite à son père au Kenya et entretient une relation particulière avec un animal sauvage, un lion. Je suis donc partie par la pensée, en Afrique. Quelle sensation de liberté y ai-je trouvée !

Je passais de lecture d’autobiographies en biographies historiques, aux romans de voyage. Mes sentiers virtuels n’étaient pas uniquement géographiques, je cheminais également dans le temps. J’étais à la fois la reine Blanche de Castille, et me trouvais à Palencia et devenais reine et nièce du roi Richard cœur de lion. J’étais Ulysse, qui après moult aventures, guerres et voyages revenait au bout de 10 ans dans son île d’Ithaque pour y retrouver son épouse. Et je devenais libre, intelligente et orgueilleuse telle Lizzy (Elisabeth), personnage du roman de Jane Austen, « Orgueil et préjugée ».

J’étais en Angleterre, au Pérou, en Italie, en Afrique du sud. Je traversais les siècles et les continents mais aussi les personnages. Comme l’écrivait l’auteur de « Tristes Tropiques » Claude Lévi-Strauss, tout déplacement dans l’espace est aussi, simultanément, un voyage dans le temps.

Vaste parcours au travers des livres certes, et ensuite dans ma peinture. Entretemps, comme un avion qui crève le plafond nuageux et arrive sous le soleil, j’ai dépassé le gris de mon enfance. Puis enfin, beaucoup plus tard, j’ai quitté réellement les frontières de la France. Et si un jour ce n’était plus possible, peu importe, je sais qu’il y a d’autres moyens de voyager. D’autant que je suis désormais franc-maçonne et que j’ai découvert une façon de découvrir le monde au travers des planches et des échanges en loge.

  1. Quand on parle de voyage en franc-maçonnerie, on parle d’une aventure de l’esprit vers la connaissance universelle et des éléments qui le composent. Il y a le voyage extérieur, celui du savoir par la rencontre et l’écoute, et de l’intérieur, la connaissance de soi. D’après Jacob Böhme, « Le monde visible extérieur est la figure du monde intérieur », ce qui implique qu’en voyageant physiquement, on découvre la topographie d’une intériorité. C’est le sens des voyages initiatiques. Mot qui contient l’idée du mouvement, et qui indique l’action d’aller, de marcher.

Dans ce voyage initiatique nous plongeons dans les profondeurs de la terre lorsque nous sommes dans le cabinet de réflexion. Après cette plongée dans l’obscurité organique et onirique, les francs-maçons invitent l’impétrant à remonter vers la lumière. C’est ce qui va différencier ce voyage de celui qui se drogue. Avec la drogue on ne remonte pas vers la lumière, on continue de descendre encore plus profondément vers l’enfer. En franc-maçonnerie, notre ambition n’est pas de rester sous les fondations du temple. Mais de revenir pour construire. Et c’est toujours un retour riche d’expériences et parfois de révélations, soit 2 ingrédients de la connaissance.

Ainsi pour se mettre en route il faut emprunter le chemin sur lequel s’effectuent les rencontres. Le voyage est intéressant car il permet de connaître l’autre mais aussi de me connaître moi-même ; il me permet de façonner chaque jour ma pierre brute.  Ainsi, l’homme devient celui qu’il est en voyageant.

Et justement, en franc-maçonnerie, je vis les voyages comme des découvertes en permanence ! Je n’ai pas besoin de plus car les contenus des travaux sont souvent riches. J’apprends et je ne sais toujours pas suffisamment. J’ai ainsi voyagé au travers de mon initiation et je poursuis mon voyage au travers des planches que j’entends, des rencontres que je fais et des grades par lesquels je vais devoir passer.  

Ces voyages symboliques se superposent en enrichissant ceux qu’il me reste à faire dans le monde, allant sans répit de l’ignorance à la connaissance dans le bateau de la sagesse… Alors continuons à voyager, encore et encore, sans assuétude, en toute liberté, tant qu’on le peut.

Et quant à savoir si le voyage est une drogue ou une libération, je dirais que c’est une question de point de vue et j’attends de vos réflexions d’autres pistes qui m’amèneront peut-être un jour à pouvoir y répondre.

    J’ai dit.

  1. S. : Extrait du livre « L’usage du monde » de Nicolas Bouvier. (Ecrivain qui décida d’emprunter les routes d’Asie dans une fiat, avec son ami Thierry Vernet, peintre illustrateur. Ils avaient une vingtaine d’années.)

« L’essentiel est de partir. Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on trouve qu’elles ne valent rien. La vérité c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui nous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres. Jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon. Un voyage se passe de motif et il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit que l’on va faire un voyage mais bientôt c’est le voyage qui vous fait. Ou vous défait. »

Image par TheAndrasBarta de Pixabay