EFFACER L’HISTORIQUE

Plus précisément, cette planche aurait pu être sous-titrée : le passé, un bien commun ?
Dans sa description d’une société totalitaire, 1984, Georges Orwell érige en principe la
maxime suivante : « celui qui contrôle le passé contrôle le présent, celui qui contrôle le
présent contrôle l’avenir ».
C’était un samedi soir, nous avions décidé en famille de regarder un dessin animé.
Avant que le générique ne commence, un écriteau nous mettait en garde sur la dangerosité
potentielle de la vidéo que nous allions faire visionner imprudemment à nos enfants : « ce
programme comprend des représentations datées et/ou un traitement négatif des personnes ou
des cultures. Ces stéréotypes étaient déplacés à l’époque et le sont encore aujourd’hui ». Ce
message n’est qu’un des nombreux exemples de polémiques autour de représentations
passées, qu’il s’agisse de la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale ou encore du
choix d’une comédienne pour incarner un rôle à l’écran. Je ne m’attacherai pas ici aux détails
des faits, en m’efforçant au contraire de démêler les présupposés intellectuels derrières ces
polémiques.


A l’heure où de nombreux mouvements dénoncent les injustices de notre société, il est
devenu habituel de prendre à témoin le passé. Ou mieux, de chercher dans les évènements qui
nous ont précédés, les responsabilités, de traquer les prémisses qui conduisent aujourd’hui à
des situations inacceptables. De sorte que nous assistons à une relecture, voire par certains
aspects à une réécriture de l’Histoire par différents acteurs, selon un prisme propre à leur
propre combat, aussi légitime soit-il.
Alors, faut-il effacer l’historique ? La cancel culture, comprendre en français la
« culture de l’annulation”, venue des Etats-Unis représente actuellement cette tendance de
fond. Elle vise généralement à rejeter des représentations ou personnes jugées non conformes
aux valeurs contemporaines des sociétés démocratiques : respect des cultures et des individus,
lutte contre les discriminations, promotion de la diversité. Au-delà de ces intentions louables,
cela ne va pas sans poser de sérieuses questions. Il pourrait y avoir quelque chose de
dogmatique, la traduction d’une vision puritaine de l’histoire dans la cancel culture. Il
faudrait définir un bien et un mal absolus, valables de tous temps et partout.
Qui définit le bien ? Avec quelle légitimité ? Rappelons-nous le message de Disney
cité plus haut : ces représentations étaient déjà choquantes à l’époque, comme si nous savions
mieux que les contemporains ce qui était considérés comme acceptable ou non alors. En fait,
nous projetons sur le passé nos valeurs contemporaines en reprochant aux acteurs de l’époque
de ne pas être en avance de quelques siècles.
Allons-nous cesser de lire Aristote parce qu’il théorisait l’esclavage ? Voltaire parce
qu’il était notoirement antisémite ? Cela me rappelle un passage du petit livre Matin brun. Au
début de l’histoire, on commence à interdire les chiens qui ne sont pas bruns. Plus tard, les
propriétaires eux-mêmes sont arrêtés. A la fin, le simple fait d’avoir eu un chien noir ou beige
un jour, peu importe quand, suffit à vous envoyer en prison.
La cancel culture postule ainsi un péché originel qu’il nous faudrait expurger
maintenant. Quelle place accorde-t-on aux individus et au libre-arbitre dans ces conditions ?

C’est la seconde question. Chacun est sommé d’examiner sa conscience et ses actes comme
s’il était le porteur de la faute de ses ancêtres. Certains en sociologie parlent même d’un
« privilège blanc”. Nous nous trouvons quelque part entre l’autocritique marxiste et la
contrition chrétienne. Le mal est en nous, que nous le voulions ou non. Et pourtant « je ne suis
pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères » disait Franz Fanon.
Il me semble risqué de tenir les femmes et les hommes du présent pour responsables
des erreurs de leurs ancêtres. De même qu’il me semble dangereux d’enfermer les individus
dans une identité absolue et immuable, une sorte de faux individualisme que ne laisserait
pas le choix aux individus d’hériter de leur histoire. Paradoxe d’une cancel culture qui prétend
annuler l’histoire et pourtant en survalorise le rôle.
C’est que la cancel culture est aussi l’expression d’un mouvement intellectuel plus
profond lié aux études décoloniales et aux gender studies. Leur premier apport consiste en une
sévère critique de l’universalisme républicain dénoncé pour son hypocrisie puisque les
inégalités subsistent dans notre société. Ce que certains sociologues nomment «
l’universalisme de surplomb ». Une fois ce point admis, la Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen deviendrait un discours justifiant les inégalités au lieu de les
combattre (un peu à la manière du matérialisme historique). Dès lors, la société ne serait pas
raciste parce qu’elle adopterait des lois racistes (tel statut des juifs en 1940) mais parce que sa
culture transmettrait des idées racistes.
Il s’agirait donc de nettoyer, épurer les idées et représentations publiques. Par
exemple, les discriminations perdureraient dans notre société en raison du peu de temps
consacré à l’histoire de l’esclavage à l’école. Les tenants de la cancel culture s’efforcent
ensuite de définir les héritiers légitimes et illégitimes des cultures minoritaires opprimées à
travers le concept d’appropriation culturelle.
Concrètement, des militants souhaitent interdire que des rôles de personnes de couleur
soient joués par des personnes blanches au théâtre comme au cinéma. Désolé pour Eric
Clapton et Jimmy Page qui ont participé à l’histoire du rock en pillant le blues afro-
américain… Ainsi, les conditions d’existence des minorités seraient telles qu’elles
produiraient une conscience qui ne pourrait se partager. Seule une personne de telle
communauté serait légitime pour la représenter car elle seule serait capable de comprendre sa
condition. Toute tentative d’une personne extérieure au groupe pour parler en son nom serait
une manière de perpétuer une domination. Une candidate aux dernières élections n’affirmait-
elle pas que les « blancs » pouvaient assister à des réunions non-mixtes à condition de ne pas
parler ?
Troisième question : ces raisonnements ne risquent-il pas de nous mener à une société
de communautés juxtaposées qui ne se parlent plus ? Voulons-nous d’une société divisée
entre orthodoxes et hérétiques qui ne communiquent que par anathèmes réciproques à l‘image
de la dernière élection présidentielle américaine ?
Notre rapport à l’histoire est faussé car nous confondons histoire et mémoire. Comme
disait l’historien Pierre Nora dans les lieux de mémoire, « la mémoire est un passé qui se vit
au présent ». A force de multiplier les récits parallèles qui s’ignorent, l’Histoire
ne risque-t-elle pas d’y perdre sa majuscule ? Où est l’intérêt général, le bien commun,
lorsqu’il n’y a plus que des mémoires particulières et concurrentes ?

La question de fond est celle de l’articulation de l’universel et du particulier, du même
et de l’autre. En France, le choix de la République a été fait, qui consiste à rassembler les
citoyens par-delà leurs différences. La tradition républicaine se trouve actuellement remise en
question par le modèle anglo-saxon qui mêle individualisme et culte de la diversité.
Une nation disait Ernest Renan dans un discours célèbre est une âme, avec une histoire
commune… et le désir de la prolonger ensemble. Nous éprouvons actuellement une difficulté
majeure à sortir de la logique mémorielle pour rentrer dans l’histoire qui permettrait de penser
un avenir ensemble. Nous surinvestissons le passé à la mesure de notre impuissance présente.
C’est parce que nous échouons, aujourd’hui, à combattre certaines inégalités, que nous jouons
à faire parler les morts.
Il me semble nécessaire de dépasser cette quête effrénée du bouc-émissaire permanent
pour trouver ensemble des réponses dans le présent qui est notre véritable bien commun.
L’universalisme ne vaut que s’il s’accompagne d’un travail intérieur pour s’élever au-dessus
de ses propres déterminismes. La cancel culture oublie un peu vite que l’émancipation ne se
gagne pas seulement par rapport à l’extérieur mais aussi par un travail sur soi. Ce que nous
appelons en Franc-maçonnerie le temple intérieur.
Alors l’universalisme est probablement une fiction mais une fiction qui nous permet
de nous croire égaux… et d’y travailler ! « Donne-moi la main camarade, j’ai cinq doigts moi
aussi, on peut se croire égaux » chantait Nougaro. Et si on regardait ce qui nous rassemble
aujourd’hui plutôt que de chercher des coupables dans le passé ?