Silence

Les apprentis francs-maçons n’ont pas le droit de prendre la parole lors des tenues, sauf
lorsqu’ils présentent leurs travaux. Je vais donc avoir le plaisir de vous parler d’un sujet
particulier pour moi : le silence. J’aborderai le sujet en trois volets : le silence en général ; le
silence en Franc-maçonnerie ; le silence pour moi sur mon cheminement maçonnique.

Mon choix du sujet est assez cocasse, en raison de mon côté volubile et loquace, pour ne pas
dire bavard. C’est justement ces facultés qui m’incitent à me pencher sur le sujet.
Selon Sénèque « Celui qui ne sait pas se taire, il ne sait pas non plus parler ». Un autre « ami
qui me veut du bien », un frère ici présent, répète, un peu comme ma mère que « nous avons
deux oreilles, deux yeux mais une seule bouche ».
J’avoue, qu’au cours de réflexion sur le sujet, je me suis demandée si prendre la parole en
vaut la peine. Pourquoi j’en parlerais ? Je ne vous dirais rien de nouveau.
Mais puisque j’ai trois ans, il est donc temps pour moi de passer à l’apprentissage du silence.
Avec l’espoir, un jour, de savoir parler.

Le mot « silence » se traduit en langues slaves par deux termes – « tycha » – comme absence
de bruit et « movtchannya » – comme absence de parole. Il y a également d’autres
significations, mais déjà ces deux sont très riches.

Tycha, ou le silence comme absence de bruit n’existe quasiment pas sur la Terre. Le silence
dans une forêt est rempli de sons, le désert peut chanter, on écoute dormir un bébé. La planète
bleue est si bruyante qu’on est même obligé de créer des chambres sourdes pour la recherche
scientifique. Les chercheurs les utilisent pour effectuer des tests sonores de certains produits
à très faible niveau de bruit. Ils les utilisent également pour étudier le comportement de
l’homme dans un environnement très silencieux. L’oreille humaine devient alors plus sensible
et peut percevoir des sons qu’elle n’aurait normalement pas pu entendre. Parce que, dans
l’obscurité, sans aucun son, l’être humain perd l’équilibre et devient complètement désorienté.
Selon les observations, un homme ne peut pas y passer plus de 45 minutes sans que cela ne
devienne un supplice. N’est-ce pas parce qu’il risque de s’y retrouver face à lui même ?
Parfois, juste on ne sait pas entendre, comme c’est le cas dans le monde sous-marin. Dans le
milieu aquatique l’oreille humain non-appareillée reste sourde. Donc, il faut encore savoir
entendre !
Les seules personnes qui vivent sans perdre leurs repères dans le monde de silence sont des
malentendants. C’est justement vers eux que je me suis tournée. Ainsi j’ai découvert une
initiative « Dialogues in silence ». Elle est destinée à familiariser le large public avec

l’univers des malentendants. On y propose des stages de communication non-verbale (corps,
mimique, gestes) guidés par des formateurs sourds et malentendants. Ainsi les participants
privés d’audition et d’ouïe se découvrent une obligation d’ouverture d’esprit, d'empathie et
d’un pouvoir de concentration accrue.
Dans la même lignée en 2004 à la Cité des sciences à Paris s’est tenu un laboratoire social «
Scènes de silence ». Cette expérimentation voulait inciter le visiteur à dépasser ses préjugés, à
accepter la différence et la diversité, à identifier ses propres angoisses et à prendre en compte
l'autre dans ses différences.
Donc, les mots à retenir pour ces deux initiatives liées au silence comme absence de bruit :
ouverture vers un autre qui est diffèrent, dépassement des préjugés, sensibilité accrue.

Movtchannya, ou le silence comme l’absence de paroles m’intéresse davantage. Les
apprentis de ma loge, comme moi priés de se taire, savent que même en silence je
communique. L’absence de parole n’empêche pas de parler si l’esprit est là.
Il arrive souvent qu’on se comprenne sans parler. J’ai le souvenir de mon fils qui avait à
l’époque à peine quelques mois. Un jour, j’ai cru apercevoir une présence furtive dans le
regard de mon fils nouveau-né, comme un reflet de l’esprit, ou d’une pensée. Je me suis dit
que ce n’est pas possible ! J’ai regardé mon compagnon qui m’adressait le même regard
interrogateur – est-ce qu’on a rêvé ou le bébé a manifesté un signe de conscience ? C‘était
certainement une mimique involontaire d’un nourrisson, mais c’était un moment de grâce où
nous nous sommes compris sans se dire un mot. Comme un moment de communion – c’est-
à-dire un parfait accord d'idées, de ressentis.

Il est vrai que la parole nous distingue des animaux. Selon la théorie de commérage expliquée
par Yuval Noah Hariri dans son « Sapiens. Une brève histoire de l’humanité », c’est la rumeur
qui nous a rendus humains
[« les nouvelles capacités linguistiques que le Sapiens moderne a acquises voici quelques 70
millénaires lui ont permis de bavarder des heures d’affilée. Avec des informations fiables sur
les personnes de confiance, les petites bandes ont pu former des bandes plus grandes, et
Sapiens a pu élaborer des formes de coopération plus resserrées et plus fin »]
Depuis la nuit de temps par la parole, l’homme est supérieur à l’animal. Or, si on croit Paul
Masson « par le silence l’homme devient supérieur à lui-même ». Oh, que j’aimerais bien
me surpasser !
Notons au passage que des milliers de langues existantes au monde ne facilitent pas la
compréhension entre les peuples. Seul le silence est universel en toutes les langues, selon
Philippe Geluck, qui lui-même a donné sa langue au Chat.

Aujourd’hui on est sollicité sans cesse. Les réseaux sociaux, les médias, l’accélération
d’échanges entre les hommes… Pourtant c’est quand personne ne nous parle – dans les
moments de solitude, d’ennui et de silence qu'on peut se ressourcer. C’est en silence qu’on
devient créatif. Parce que le silence appelle l’inspiration (Alexandre Bloc).

Le sujet de modération de la parole est d’actualité à travers les siècles. Notre époque rappelle
une autre : déjà au 18 siècle, l’abbé Dinouart, excédé par la parole donnée à tous et à chacun,
suite à la révolution de publication et du développement de la presse écrite, s’est donné la
peine d’écrire « L’art de se taire, principalement en matière de la religion ». Ce livre est paru
en 1771. Malgré son intitulé, il s’agit bien d’un autre art de parler, un nouveau chapitre de
rhétorique. Ou comment faire valoir les pauses et le silence.
Ainsi, parmi les principes nécessaires pour se taire, il en évoque un très familier aux apprentis
: « le temps de se taire doit être le premier dans l’ordre ; et on ne sait jamais bien parler,
qu’on n’ait appris auparavant à se taire ».
Parmi d’autres principes voici quelques-uns que je vois clairement appartenir au même champ
que le silence en Franc-maçonnerie :
– On ne doit cesser de se taire, que quand on a quelque chose à dire qui vaut mieux que
le silence.
– Jamais l’homme ne se possède plus que dans le silence : hors de là, il semble se
répandre, pour ainsi dire, hors de lui-même, et se dissiper par le discours, de sorte qu’il est
moins à soi qu’aux autres
– Il n'y a pas plus de mérite à expliquer ce qu'on sait, qu'à taire ce qu'on ignore
– Quelque penchant qu’on ait au silence, on doit toujours se méfier de soi-même ; et si
on avait trop de passion pour dire une chose, ce serait souvent un motif suffisant pour se
déterminer à ne plus la dire.

Rappelons, qu’en Franc-maçonnerie, le silence est la première discipline initiatique.
A l’initiation et dans le déroulement même de cette cérémonie le silence est omniprésent.
Dans le cabinet de réflexion – nous bénéficions du silence pour se retrouver. C’est dans le
silence qu’on réfléchit le mieux, même s’il s’agit d’un véritable dialogue interne.
Lors de l’initiation on prononce le serment de garder le silence sur tout ce qui se passe dans
les loges. Non pour la raison d’un mystère quelconque, mais pour réserver aux profanes la
pleine surprise de l’expérience maçonnique qu’ils pourraient vivre un jour.
Lors de tenues, nous nous taisons quand la musique se fait entendre, en méditant sur les
paroles qui viennent d’être prononcées. Cela nous permet de faire silence en soi et d’écouter.

Et avant de clôturer les travaux, le Vénérable Maître invite les sœurs et les frères à se quitter
en respectant la loi du silence. Ainsi nous marquons la frontière entre le monde des initiés et
le monde des profanes.
L’apprentie, que je suis, est contrainte de garder silence dans la loge. Elle ne peut intervenir
que pendant ses propres planches. (Notons au passage que le droit de vote pour l’apprenti est
déjà un moyen d’expression… donc, je ne suis pas si muette que je l’aurais pu présumer). On
peut évoquer la légende de l’école de Pythagore : les novices devaient s’y taire pendant les
premières années d’enseignement. Or selon notre époque, l’absence de droit de poser des
questions est considérée comme fort peu pédagogique. Mais c’est le seul moyen d’apprendre
à écouter. Et finalement est-ce si important ce que je peux ajouter au cours en tant
qu’étudiante ? Avec mes questions ou remarques, je rajouterais peut-être mon ignorance, mon
cheminement, mais les autres n’en gagneront rien en connaissance. Je ne dois pas oublier : je
ne suis pas chercheuse, je ne suis qu’une apprentie !
L’apprenti donc observe, écoute et essaye de comprendre. Tout comme un enfant à qui on
répète – « tu es trop petit pour comprendre, plus tard tout s’éclaircira pour toi ». Il faut avoir
confiance en la lumière et son caractère universel et donc accessible à toute personne
souhaitant d’y accéder. Je dois donc rester zen, calme et patiente. Tout vient à point à qui sait
attendre.

En Franc-maçonnerie, garder le silence veut également dire faire preuve du respect et de la
confiance en les sœurs et frères. Demeurer dans un lieu propice à la réflexion.
Se taire est nécessaire pour écouter et s’ouvrir. Comme un début de l’acceptation et donc du
respect d’un autre. Avec du respect vient la confiance. Et, demeurant confiante, je vois mieux
en moi et finalement je comprends mieux ce qui est important et ce qui est secondaire. Le
silence est donc une condition sine qua non pour cheminer vers la lumière.

Je souscris aux paroles de l’artiste québécoise Cynthia Plouffe : « Tant de choses à dire ! Mais
l’horizon et le silence sont parfaits !». Comme apprentie finalement, je me surprends à ne plus
être pressée de prendre la parole. Je crois que j’ai commencé à apprécier mon nouveau
pouvoir : le pouvoir de me taire.
J’ai dit.

Photo by Kristina Flour on Unsplash