Individualiste et fier de l’être !

En ce début de 21° siècle, s’affirmer individualiste, pose problème tant ce mot est connoté péjorativement ! Ce dont je veux parler moi, c’est de ce que définissent la plupart des dictionnaires comme : la reconnaissance de la souveraineté de l’individu. Un comportement indépendant et autonome, le contraire du suivisme. En politique, la valorisation de l’initiative privée, la volonté de privilégier le développement des droits et des responsabilités de l’individu – par opposition au collectivisme. Or aujourd’hui, l’individualisme est défini uniquement comme l’impérialisme du moi, l’égoïsme, le repli sur soi. Accusé de dissoudre le « vivre ensemble » par la gauche, alors qu’à droite, si l’on défend l’individualisme, c’est avant tout sur un plan économique. Car pour ce qui est, par exemple, du choix individuel de la femme à disposer de son corps, il en va tout autrement. Alors même que l’individualisme triomphe, on oublie aujourd’hui le caractère polysémique de ce terme pour ne retenir que le signifiant d’égoïsme. Belle victoire de ses adversaires de toujours qui sont parvenus à faire de ce terme, une caricature méconnaissable, alors qu’il désigne un mouvement philosophique et politique, humaniste.

L’individualisme repose avant tout sur la conviction que l’humanité est composée non pas d’abord d’ensembles sociaux, mais d’individus. L’homme n’est donc pas la simple cellule d’un organisme social qui en serait la finalité et le prédéterminerait. L’individu de l’individualisme puise  l’essentiel de sa définition dans ses propriétés internes qui en font un être autonome dont la vocation est l’indépendance. Cette autonomie résulte de la capacité que lui donne sa raison de pouvoir vivre et agir par soi. Le propre de l’individu humain est en effet de pouvoir se décider par lui-même à partir de représentations et de normes émanant de sa réflexion critique, qu’il est apte à traduire en stratégies et en actes. Même si l’histoire a souvent démontré le contraire, l’homme n’est pas un mouton. Sa personnalité profonde s’exprime par des désirs et passions singuliers, il est mû par des intérêts particuliers qui l’amènent à vouloir vivre selon eux, pour son propre compte, en dépendant le moins possible de volontés extérieures qui tendraient à l’aliéner.

A défaut d’être recherchée avec autant de force et au même degré par tous les individus, cette aspiration à l’indépendance est vue par l’individualisme comme l’expression la plus achevée de la nature humaine.

Cette conviction de la nature individualiste de l’homme et de sa nécessité pour le bien être de l’humanité, a mis du temps à s’imposer. Il semble qu’aux temps de la préhistoire, l’organisation des groupes humains était formée exclusivement de communautés tribales. Le comportement des hommes y était totalement déterminé par l’appartenance au groupe et la soumission intériorisée à ses lois, ainsi que par la quasi-immuable reproduction des traditions. Ils ne disposaient d’aucune autonomie dans le choix des valeurs et des normes de conduite et ne se pensaient ni ne se représentaient comme individus singuliers mais agissant en simples fragments dépendants d’un « Nous ».

Au moment de l’antiquité si, en tant que citoyens, les Grecs puis les Romains ne se libèrent pas de la subordination aux lois imposant l’appartenance totale à la cité, certains philosophes tels Socrate par le «Connais-toi toi-même»,  invite à l’interrogation dans une forme de souci de soi. Epicure nous dit quant à lui «C’est un grand bien, à notre sens, de savoir se suffire à soi-même car quand on se suffit à soi-même, on arrive à posséder le bien inestimable qu’est la liberté ».

A partir du 15° siècle, la figure de l’individu va commencer à s’incarner en de nouvelles manières de vivre tendant à l’émanciper de la tradition, du groupe et des hiérarchies. L’imprimerie favorisant la lecture et le libre échange des idées, développe l’esprit critique. L’apparition d’un libre marché stimulé par les premières banques, le développement de la propriété privée et l’audace nouvelle d’entrepreneurs d’abord mus par leur intérêt particulier et le goût de l’initiative, créent un bouillon de culture sans précédent duquel surgit un nouveau type d’homme – encore minoritaire- pour lequel dire «Je» et se poser ainsi en auteur de ses actes doit se traduire effectivement en actions exprimant la souveraineté de soi et l’indépendance individuelle.

Au 17° siècle le paradigme individualiste a commencé à prendre culturellement forme sans constituer une idéologie pleinement opérante. Le processus d’alchimie du pouvoir intérieur d’autodétermination et du désir de souveraineté extérieure conduit à la reconnaissance de l’individu à part entière comme pleine et seule expression de l’humanité. Il se traduit par une innovation sémantique décisive lorsqu’on commence à user du mot « individu» pour dire l’être humain. Ainsi Descartes avec son célèbre «je pense donc je suis» scande un « Je » signifiant l’initiative singulière d’une conscience qui se saisit et se pose dans sa puissance de penser par elle-même. L’individu est conceptuellement là, centré sur sa propre évidence et capable d’autodétermination. Lorsqu’en août 1789 les constituants français adoptent la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ils ne font que prendre acte de la révolution culturelle qui vient de bouleverser l’Europe occidentale depuis deux siècles en faisant de l’individu le centre de gravité d’une société qui se réorganise à partir et autour de lui. L’imprégnation individualiste de la Déclaration des droits de l’homme se manifeste très concrètement dans de multiples dispositions qui l’institutionnalisent dans la vie courante des individus. Je n’en citerai que deux, la loi Le Chapelier (1791) contre les corporations et les monopoles. Pour Le Chapelier : « s’il doit sans doute être permis à tous les citoyens de s’assembler, il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs. Il n’y a plus de corporation dans l’état ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, et de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. » Cette loi sera très critiquée par la suite, notamment pour son rôle antisyndical et pour cela jugé comme une « erreur terrible » par Jaurès. Mon deuxième exemple est lui plus consensuel ! Il s’agit de l’autorisation du divorce par la loi du 09 octobre 1792. Dans son préambule  l’Assemblée nationale, considérant combien il importe de faire jouir les Français de la faculté du divorce, dit : « qui résulte de la liberté individuelle dont un engagement indissoluble serait la perte ». Une autre motivation sera d’en finir avec l’emprise religieuse sur la vie privée. Cette loi sera d’ailleurs abrogée dès le retour de la monarchie par Louis XVIII.

Le 19° siècle va être le grand moment de l’individualisme. Pour Frédéric Bastiat (1801-1850) l’individualisme s’avère d’autant plus porteur d’une dimension éthique qu’il est par nature générateur de lien social et appelle la coopération volontaire des individus poursuivant légitimement leurs intérêts particuliers. Alors même qu’ils ne sont mus que par leur intérêt personnel, les hommes cherchent à se rapprocher, à combiner leurs efforts, à unir leurs forces, à travailler les uns pour les autres, à se rendre des services réciproques, à s’associer. Agissant ainsi non pas contre mais par intérêt personnel. L’individualisme accomplit donc ici l’œuvre que les sentimentalistes de notre temps voudraient confier à la fraternité, à l’abnégation ou à je ne sais quel autre mobile opposé à l’amour de soi, nous dit-il. Bastiat est un libéral, mais bientôt, l’individualisme prend statut d’idéologie progressiste que les socialistes peuvent légitimement revendiquer en déniant même aux libéraux le droit moral de s’en prévaloir. C’est Proudhon que ses convictions anarchisantes avaient d’abord porté à critiquer férocement la propriété privée – valeur emblématique de l’individualisme libéral – qui après avoir pris conscience de l’inanité des théories collectivistes et étatiques des socialistes des années 1840-1850, réévalue positivement le droit individuel de propriété dont il fait la condition nécessaire à l’efficacité d’une libre association de producteurs, ainsi capables d’autogérer leur vie dans la responsabilité individuelle de chacun. Il nous dit: « Combattre l’individualisme comme l’ennemi de la liberté et de l’égalité ainsi qu’on l’avait imaginé en 1848, ce n’est pas fonder la liberté qui est essentiellement pour ne pas dire exclusivement individualiste; ce n’est pas créer l’association, qui se compose uniquement d’individus, c’est retourner au communisme barbare et au servage féodal, c’est tuer à la fois la société et les personnes».

Vers la fin du siècle, c’est une fraction importante des intellectuels progressistes qui fait son autocritique et en vient à partager cette réévaluation. Entre 1890 et 1910, l’usage positif du mot se répand et une floraison de livres paraît soudain pour le célébrer comme l’éminente expression de l’humanisme démocratique issu des Lumières et des Droits de l’homme. Nombre de ceux qui l’avaient jusqu’alors boudé ou rejeté multiplient les prises de position publiques en sa faveur (en particulier de grandes figures du socialisme comme Jaurès et Durkheim) et lui découvrent des vertus voisines de celles que lui reconnaissaient déjà les libéraux. A tel point que la question cesse d’être : « Faut-il être pour ou contre l’individu, mais comment identifier le bon individualisme». Celui-ci, malgré le succès parallèle du nouveau courant solidariste qui lui est hostile, s’installe donc pour un temps en valeur consensuelle. A ce moment une certaine dose d’indépendance individuelle semble définitivement entrée dans les mœurs sans que la société ne se dissolve et l’individu se trouve solidement érigé en nouveau centre de gravité institutionnel et moral de la vie collective. Jaurès soutient ainsi dans un discours de 1898 que « le socialisme est l’individualisme logique et complet». Le philosophe Victor Basch juge dans L’individualisme anarchiste (1904) que « l’idéal théorique de l’individualisme vise à permettre à tous les individus, sans distinction de naissance, de race et de classe, de se déployer aussi complètement que possible et de réaliser tout ce que la nature a semé en eux de facultés et de talents» et que « l’individualisme conséquent mène au socialisme».

À cette époque, les deux grands réservoirs de l’anti-individualisme sont la gauche marxiste d’un côté, et les adeptes de la révolution conservatrice et du nationalisme de l’autre. Pour eux, l’individu doit se soumettre et se dissoudre dans la collectivité, la nation. Le contrecoup de la Première Guerre mondiale sera la montée en puissance des totalitarismes, et évidemment de l’anti-individualisme. Le 20° siècle se caractérise néanmoins par le paradoxe d’une dévalorisation de l’idéologie individualiste en parallèle à la réalité du développement culturel d’un monde occidental déjà trop irrémédiablement individualisé dans ses mentalités et comportements pour revenir en arrière.

Pour conclure je dirai qu’aujourd’hui l’individualisme plus qu’une idéologie est une manière d’être commune à tous. À savoir  l’affirmation et le développement de la liberté individuelle, de la liberté pour l’individu de se choisir et d’agir en conséquence dans la société et par rapport aux autres. Soit l’autonomie et l’indépendance. Certes, cela à des effets pervers mais il n’autorise intellectuellement pas à réduire l’individualisme au repli sur soi ou à le travestir en médiocre apologie de l’égoïsme.

Certes en se banalisant tout se passe comme si, en se massifiant, l’individualisme était devenu plus « formel» que vécu: on s’individualise en surface par conformité à un modèle désormais hégémonique, mais on reproduit passivement le comportement des autres au lieu de cultiver sa singularité. Oui en se généralisant l’individualisme s’affadit nécessairement et perd de sa vitalité subversive. Par ailleurs, la liberté individuelle ne comportant pas nécessairement en elle-même le principe de son bon usage, nous constatons des dérives et des conduites non responsables (non-respect du droit des autres, non-conscience des contraintes minimales impliquées par la vie en société, refus de solidarité…). Autant de dégradations possibles qui peuvent disqualifier l’individualisme et alimenter de nouveaux procès idéologiques contre lui. Mais plus surement, dans un avenir proche, l’individualisme peut avoir à affronter de nouveau une vaste coalition inédite d’ennemis concourant tous, d’une manière ou d’une autre, à redonner du poids aux tentatives de limiter la liberté de l’individu: Le retour du religieux et la monté du communautarisme sont une réelle menace. Les religions communient toutes dans l’exécration du penser par soi-même. Le communautarisme contribue à dévaloriser l’indépendance d’esprit. L’intégrisme religieux, s’accompagne de retour à la répression puritaine de la liberté individuelle et du contrôle du corps de la femme. Le discours d’extrême gauche, ou l’individu n’est que la partie d’un groupe social, à toujours de l’influence dans les discours politiques à gauche. Mais les droites traditionalistes, souverainistes et bien sûr extrêmes ne sont pas en reste en combattant le singularisme et en favorisant le repli identitaire. L’individualisme peut impliquer également une insécurité ontologique : il faut inventer soi-même le sens de sa vie. Pour beaucoup c’est effrayant, surtout si l’on a subi l’imprégnation des idéologies du collectif, pour qui être citoyen, c’est renoncer à disposer pleinement de soi-même. Ne sous estimons pas non plus le danger de la société de consommation qui a besoin des communautés. Ou plus exactement de pseudo-communautés ou tribus, créées de toutes pièces par le marketing pour mieux segmenter le marché. Aujourd’hui, lutter contre l’influence de la publicité sur les enfants est un défi aussi important que l’éducation pour en faire des êtres pensant par eux-mêmes.

Alors, oui, je reste heureux, sinon fier de mon individualisme. Ma solidarité est celle du cœur et de la raison et je refuse que l’on m’assigne à une communauté que je n’aurai pas choisie. Je suis individualiste, parce que citoyen, parce que militant pour la laïcité en opposition à tous les communautarismes et autre mouvement politique niant l’Homme et sa singularité. Je suis également individualiste, en militant pour la cause des  femmes.

Pour répondre par avance, à ceux qui me considéreraient comme asocial ou adepte d’un libéralisme à la Hay RAND, je termine en citant Marcel Gauchet :

«L’individualisme n’a pu se développer qu’à l’aide d’institutions chargées de soutenir l’individu face aux aléas de la vie : chômage, retraite, maladie, catastrophes naturelles ou accidents domestiques, etc. Que signifierait l’individualisme contemporain sans la sécurité sociale ?». 

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