Être maçon aujourd’hui

Au fait, m’a demandé un de nos frères fraîchement initié, « Qu’est-ce que ça veut dire au juste être maçon aujourd’hui ? »

Sacrée question…J’ai failli le remercier de me l’avoir posée…

Mais un maître se doit de répondre à une telle question ; à tout le moins d’esquisser quelques pistes pour son interlocuteur novice, lui indiquer des clefs pour une recherche de réponse toute personnelle et provisoire.

Je me suis donc lancé, comme un patineur vérifiant l’épaisseur de la glace :

Être Maçon aujourd’hui, lui ai-je dit, c’est d’abord ne pas ou ne plus être seul à rechercher la vérité, à étudier la morale, à pratiquer la solidarité ;

Tu le feras d’abord principalement dans la loge avec tes sœurs et frères, à titre d’entraînement, en indoor en quelque sorte, durant le temps de ton apprentissage, puis de ton compagnonnage ; tu pourras aussi le faire, prudemment, dans le monde profane dès ton arrivée parmi nous et plus encore activement lorsque tu seras maître.

En effet tu as rejoint, par ton initiation, un collectif, en l’occurrence notre loge, elle-même affiliée à une obédience regroupant des loges partageant les mêmes croyances et pratiquant leur art à l’aide de règles et d’usages à peu près similaires.

Cette décision de nous rejoindre constitue bien en soi le premier lien, institutionnel, intellectuel et affectif qui te relie à ta nouvelle fratrie.

Ce lien d’abord ténu, formé de plus d’intuitions et d’espoirs que de convictions clairement étayées, sera en quelque sorte le ferment à partir duquel des méthodes te seront proposées qui te serviront, ta vie maçonnique durant, à élaborer peu à peu les réponses à la question que tu viens de poser, puis à les actualiser au fur et à mesure de ta progression.

Ces méthodes proposent la rencontre comme ciment de notre travail, le débat comme outil principal de notre réflexion commune, comme outil principal de ta réflexion personnelle ;

Ce débat s’appuie lui-même sur deux techniques complémentaires que tu devras travailler au point d’en faire des attitudes, j’allais dire des habitudes :

Je te parle de l’écoute,

Je te parle de la parole.

Et comme toute proposition théorique risque de tourner à la sale manie si elle n’est pas très vite étayée par une pratique, tu vas commencer par la boucler pendant la presque totalité de nos tenues et pour la durée de ton apprentissage, juste pour vérifier par toi-même que lorsqu’on se tait, on entend mieux.

Rassure-toi : les mises de l’atelier en récréation et surtout les agapes te permettront de t’exprimer à chacune de nos rencontres, autant que tu le  souhaiteras.

Mais remarque bien la modestie de ma proposition ; modestie ne résultant d’aucun doute sur tes capacités :

J’ai parlé d’entendre mieux, pas de comprendre.

Retiens en effet ton envie, louable certes mais combien téméraire, de comprendre trop vite :

 

Ce groupe que tu viens de rejoindre a une longue histoire dont tu ne connais que peu de choses ; chacune de tes sœurs, chacun de tes frères a parcouru un chemin dont tu ne sais à peu près rien. Le sens d’une phrase dit par celle-ci ou celui-là sera peut-être différent dit par un autre. C’est ainsi que tu seras confronté à cette recherche permanente du sens véritable qu’aura pour leur auteur chaque phrase que tu entendras. C’est ainsi que tu seras confronté à cette recherche permanente de ce qu’est la vérité pour telle sœur ou frère et de ce qu’elle est pour tel autre. Et tu pourras alors constater qu’en fait de vérité nous avons chacun la nôtre, dont il semblerait lucide de convenir qu’elle évolue avec le temps ; sans pour autant que nous n’ayons eu jamais à nous sentir infidèles à nous-mêmes…

Chacun de nous sait le plus souvent, pourquoi et comment il change ; les autres quel que soit leur fraternité, ne pourront jamais que le pressentir. Et sans doute, ces décryptages que tu feras peu à peu de ce que signifie la vérité pour chacun de nous, te rapprocheront-ils de la tienne. Et très progressivement, dans une  mise en route lente et inexorable, tu auras ainsi démarré ta longue marche, entamant cette recherche de vérité citée à l’article premier de notre constitution et qui nous est si chère. Et tu comprendras peu à peu qu’il ne s’est jamais agit d’aboutir à une pensée commune. De ces pensées communes qui ne sont jamais loin des pensées vulgaires ; de celles dont d’autres se hâtent d’être certains alors même que notre moteur à nous, est d’abord le doute constructif. Il s’agit simplement de cheminer, de connaissances rectifiées en connaissances rectifiables, en un processus sans fin de réorganisation globale.

 

Il s’agit enfin, de chercher ensemble, modestement, suivant des méthodes de travail collectives, les réponses personnelles à chacun de nous, réponses aux questions essentielles que nous pose notre avancée dans la vie. Réponses résultant d’un travail fraternel et qui ne peuvent être que personnelles et provisoires, personnelles puisque chacun de nous sait qu’il est unique et entend bien être reconnu comme tel, provisoires puisque chacun d’entre nous sait non pas qu’il est, mais qu’il devient. Et sans doute alors t’étonneras-tu de n’être que si peu agressé de nos différences. Car peu à peu il te sera devenu clair que ces différences, révélées par notre recherche collective, donnent à chacun de nous toute la force du groupe. Et tu commenceras alors à reconnaître la validité de cette méthode conduisant à l’acceptation d’autrui, à partir de l’acceptation de sa différence.

 

Et tu t’étonneras de te sentir d’autant plus solidaire de nous que tu nous verras différents de toi, tout simplement parce que tu auras voulu nous comprendre, reculant ainsi peu à peu les limites de ton horizon, gagnant ainsi à l’universalité de ta pensée. Ainsi nous apprivoiserons-nous, lentement, sereinement, avec ce bonheur qui nous rendra peu à peu familiers non seulement nos multiples dires, mais aussi nos mouvements, nos regards, nos pensées, nos vies. Et sans doute toi-même penseras-tu le plus souvent différemment de nous ; Et sans doute aussi percevras-tu qu’à notre place, tu penserais exactement comme nous. Ainsi la solidarité prendra peu à peu l’importance légitime qui lui revient dans ta façon de voir, de penser, d’être.

 

Cette seule et simple acceptation de la pensée d’autrui t’aura permis d’en adopter ce que tu en acceptes ; et de laisser en attente ce que tu en refuses aujourd’hui, tout en recevant l’autre dans son intégrité. Les difficultés et les joies de l’écoute ayant fait l’objet d’un début de maîtrise, il sera alors temps pour toi d’aborder la parole. Ton nouveau statut de compagnon t’en permettra l’accès. Et preuve qu’il en était temps pour toi : tes premières prises de parole seront d’une extrême mesure ; La relativité de toute vérité t’étant maintenant familière, tu manieras l’affirmation avec cette modération de bon aloi qui nous permettra de recevoir ton discours, de le comprendre avec l’empathie dont tu as reçu les nôtres. Et la solidarité, là encore, sera active, toujours discrète et si naturelle que tu en viendras à penser qu’elle était là depuis toujours. Ainsi être maçon aujourd’hui, c’est d’abord rencontrer un groupe de personnes qui peu à peu et parce qu’elles se seront écoutées avec toute l’empathie qu’elles auront su développer, deviendront réellement des sœurs et des frères.

Être maçon aujourd’hui, c’est d’abord comprendre leurs dires, t’inspirer de leurs actes, t’approprier leurs méthodes pour construire ton temple personnel.

D’abord ensemble flou, intuitif, mal défini qui t’a amené à nous rejoindre, puis système de plus en plus structuré, hypercomplexe, résultant de l’écoute active de tes sœurs et frères, de tes lectures, de tes réflexions, de tes recherches diverses, système t’ayant permis de polir ta pierre puis de la joindre aux nôtres ; système résultant aussi des multiples planches dont tu as été nourri, que tu as produites, des multiples échanges que les unes et les autres ont généré.

Mais que faire de ces méthodes qui nous rassemblent, une fois que tu les auras acquises au cours de nos rencontres :

La réponse semble claire à présent :

Être maçon aujourd’hui, c’est structurer, d’abord par l’échange avec tes sœurs et tes frères, les moyens de pensée et d’action qui vont te permettre, aussitôt et autant que tu le pourras, d’agir dans le monde profane en travaillant à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité. Être maçon aujourd’hui, c’est regarder le monde qui t’entoure à la lumière de ce que nos sœurs et nos frères nous ont appris ; c’est regarder le monde avec les outils qui sont maintenant les tiens. C’est accepter d’y voir ce qui peut t’être utile pour promouvoir discrètement nos principes, sans tambour ni trompette ; c’est aussi accepter d’y voir, sans te détourner, ce que tu n’en peux accepter.  C’est travailler à la mesure de tes moyens à changer cet inacceptable, pour réaliser ce que tu crois juste, ce que tu crois vrai, dans le respect des autres et de toi-même. Ainsi la loge a-t-elle figuré, tout le temps de ta croissance, le nid, le lieu privilégié de la famille, dont la chaleur et le rayonnement ont permis ta croissance, comme apprenti d’abord puis comme compagnon, vers le stade de maître, vers le moment où, volant de tes propres ailes, usant des moyens multiples acquis au cours de ta formation tu pourras, avec les moyens qui sont désormais tiens, participer pleinement au grand chantier de la construction de l’humanité.

Là encore la loge gardera toute son importance, qu’il s’agisse d’y revenir te ressourcer parmi nous, qu’il s’agisse de nous parler du fruit de tes efforts, de tes expériences ; qu’il s’agisse d’y prendre à ton tour des responsabilités diverses, centrées principalement sur le recrutement et la formation de nouveaux maillons, facilitant ainsi de ton mieux, pour tes cadets, la progression que tes ainés t’ont facilitée.

Car ce qui nous distingue d’un parti, d’un mouvement de pensée, d’un syndicat, c’est bien d’abord cette immense liberté qui nous est offerte de vivre notre état de maçon, particulièrement dans le monde profane.

Et ce qui nous réunit en loge ce sont d’abord des méthodes de travail, des méthodes d’échange et de dialogue et aussi des objectifs d’une telle ambition que nous ne pouvons qu’y souscrire.

Mais si cette ardente obligation que constitue pour nous l’article Premier de notre constitution nous réunit, s’il nous propose des objectifs, il n’en précise ni comment les atteindre, ni par quels moyens, ni dans quels délais.

 

Heureusement… Car cela t’appartient et à toi seul.

Permets-moi en conclusion de te rappeler ici ce texte, véritable boussole symbolique lue au début de chacune de nos tenues, ce texte qui, particulièrement les soirs de doute, m’a rasséréné, me rappelant chaque fois qu’il en était besoin, les principes simples, essentiels, qui visent à nous rassembler, quoi qu’il se passe :

 

« Institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, la Franc-Maçonnerie a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale et la pratique de la solidarité.

 Elle travaille à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité.

Elle a pour principes la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience.

 

Considérant les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de ses membres, elle se refuse à toute affirmation dogmatique. Elle attache une importance primordiale à la laïcité.

 

La Franc-Maçonnerie a pour devise :

 Liberté, Égalité, Fraternité. »

 

Et lorsque l’essentiel de cet article fondateur sera devenu ton projet, qu’il  accompagnera tes pensées jusqu’à faire partie de toi,

Lorsque tu auras acquis, mon frère, la maîtrise de l’écoute, de la réflexion, de la parole, de l’engagement, de l’action,

Alors mon Frère, tu auras enfin les éléments de réponse provisoires à cette question que tu m’as posée ce soir,

Et tu sauras mieux, mon frère, ce que peut signifier pour toi :

« Être maçon aujourd’hui. »

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