Le Dieu d’Einstein et le Dieu de Spinoza  

Les siècles passés ont connu le développement d’extraordinaires progrès scientifiques et technologiques et par ailleurs de considérables progrès politiques et sociaux.

Mais les savants  ont progressivement cloisonné leur domaine et un fossé s’est creusé entre les sciences dites « dures » et les sciences dites «humaines».  

Les sciences « dures » m’ont paru contribuer à « désenchanter le monde » : Ainsi, jeune étudiant en médecine – c’était en 1970 – j’avais lu avec intérêt l’ouvrage de Jacques MONOD,  Le hasard et la nécessité  et avoue avoir été accablé par les dernières phrases qui concluaient ce livre du prix Nobel de Biologie : je le cite : L’ancienne alliance est rompue. L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers  d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son Devoir n’est écrit nulle part. À lui de choisir entre le royaume et les ténèbres. 

Fort heureusement d’autres lectures m’ont depuis rasséréné et j’ai été notamment ébloui par la découverte de l’œuvre de SPINOSA et celle d’EINSTEIN que je vais évoquer.

Pourquoi associer dans ce travail deux êtres si différents par leurs arts, leurs personnalités, leurs destins ? Qu’y a-t-il en effet de commun entre :

    • Ce citoyen des Provinces Unies du 17ème siècle, juif érudit, excommunié à l’âge de 24 ans, qui vécut chichement pendant 16 ans de son travail de philosophe-artisan tailleur de lentilles optiques et qui – pour garder sa liberté – refusera emplois, subsides et gloire.
  • Et ce sujet de l’empire allemand de la fin du 19ème siècle qui connut tôt les honneurs et une reconnaissance scientifique et médiatique mondiale ?

Tous deux se sont exprimés dans un langage ésotérique qui rebute le profane :

    • SPINOZA emploie le vocabulaire philosophique et métaphysique propre au 17ème siècle, utilisé aussi par Leibniz et Descartes et qui – malgré l’étude – me semble encore bien hermétique.
  • Quant à la science d’EINSTEIN il faut un très solide bagage mathématique et physique pour approcher les équations de la relativité et de la physique quantique. Heureusement d’excellents ouvrages de vulgarisation nous permettent  de deviner la beauté de ces lois.

Tous deux ont profondément et durablement influencés leur époque :

    • L’ensemble des philosophes – du 18ème siècle à ce jour – se sont dit redevables de SPINOZA.
  • Les physiciens du 20ème et de ce début de 21ème siècle ont hérité des révolutions conceptuelles fondamentales introduites par EINSTEIN,  à la suite des travaux de ses prédécesseurs (je ne citerai que Poincaré et Planck). Les travaux d’EINSTEIN sont confirmés expérimentalement depuis 100 ans et tout dernièrement, l’enregistrement d’ondes gravitationnelles a prouvé la justesse de sa théorie de la relativité générale.

Ce morceau d’architecture traitera plus de la religiosité d’EINSTEIN que de la philosophie de SPINOZA.    

    • EINSTEIN s’est en effet livré dans de nombreux articles et ouvrages décrivant ses idées en matière de religion et  ses convictions politiques et philosophiques.
  • SPINOZA a – par précaution (CAUTE) – utilisé un vocabulaire et un langage quasi codés. Il n’y a que dans quelques lettres à des savants amis qu’il laisse sourdre des propos un peu plus personnels.

Evoquons d’abord le Dieu d’Einstein

On connaît EINSTEIN pour son génial apport à la science du 20ème siècle. Cet admirable savant est un de ceux qui ont le plus contribué au progrès de la connaissance de notre univers. Mais ce physicien de génie était également profondément humain, archétype du génie scientifique. Quelque peu excentrique, c’était un savant ouvert à la philosophie. Il a voulu sonder les profondeurs cosmiques avec l’étonnement et l’émerveillement d’un enfant.

Dans un de ses ouvrages intitulés Comment je vois le monde, il parle souvent :

– du sentiment de la responsabilité du scientifique

– des idéaux de Beau, de Bien et de Vrai qui orientent l’action

– de la nécessité de concilier l’indépendance personnelle et l’appartenance au groupe

– de son adhésion à la cause pacifique

– de l’idéal démocratique qui lui tient à cœur

– du sens de l’existence humaine et du progrès de l’humanité.

Je le cite et vous reconnaîtrez bien des idées que nous partageons : En tant qu’homme, certains idéaux dirigent les actions et orientent les jugements (…). Des idéaux ont suscité mes efforts et m’ont permis de vivre.  Ils s’appellent le Bien, le Beau, le Vrai.

EINSTEIN amateur de philosophie 

EINSTEIN aimait à se retrouver avec des amis pour discuter de questions de philosophie autant que de physique et c’est ainsi qu’il s’est nourri de la pensée de PLATON pour qui, par-delà ce monde sensible, existe le monde des idées éternelles et universelles.

Il s’est nourri de la pensée d’Emmanuel KANT qui traitait de l’espace et du temps comme condition préalable de l’expérience sensible.

Il aimait David HUME pour qui la religion vraiment utile est la religion naturelle.

EINSTEIN s’intéressait de façon particulière à la pensée de Baruch SPINOZA et s’est reconnu dans sa philosophie du panthéisme rationnel.

Il cite également ses lectures de LEIBNITZ, HEGEL, SCHOPENHAUER. Il reconnaîtra que, sans la lecture de tels penseurs, il ne serait sans doute jamais arrivé à la solution de ses équations.

EINSTEIN était aussi un être profondément religieux

Il importe cependant de préciser en quel sens.

Son sentiment religieux n’était rattaché à aucune confession ou doctrine religieuse, à aucun rite. Il a  appelé sa foi une religiosité cosmique. Cette religiosité prenait naissance à la fois :

– dans l’émotion qu’il éprouvait devant le mystère de la vie

– dans le pressentiment que le cosmos était un grand Tout

– dans sa confiance en la mystérieuse intelligibilité du monde

– dans son émerveillement devant l’intelligence supérieure qui se dévoile dans les lois de l’Ordre du cosmos

– dans sa conviction d’un monde fondé en Raison.

Je le cite à nouveau : La religiosité du savant consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et que toute leur ingéniosité ne peuvent rien révéler, face à elle, que leur néant transitoire. 

Il écrit encore : J’éprouve l’émotion la plus forte devant le mystère de la vie. Ce sentiment fonde le beau et le vrai, il suscite l’art et la science. Si quelqu’un ne connaît pas cette sensation ou ne peut plus ressentir étonnement ou surprise, il est un mort-vivant et ses yeux sont désormais aveugles.  Auréolée de cette crainte, cette réalité secrète du mystère constitue aussi la religion. Des hommes reconnaissent alors quelque chose d’impénétrable à leur intelligence mais connaissent les manifestations de cet Ordre suprême et de cette Beauté inaltérable. Des hommes s’avouent limités dans leur esprit pour appréhender cette perfection. Et cette connaissance et cet aveu prennent le nom de religion.  Ainsi, mais seulement ainsi, je suis profondément religieux. 

Le Dieu d’EINSTEIN est loin de toute représentation anthropomorphique. Il le nomme Ordre, Harmonie, Intelligence, Raison. C’est un Dieu supra-personnel et immanent au cosmos.

La religiosité cosmique se définira comme une sorte de panthéisme rationnel.

Je le cite encore : Cette conviction, liée à un sentiment profond d’une raison supérieure se dévoilant dans le domaine de l’expérience, traduit pour moi l’idée de Dieu. Je ne me lasse pas de contempler le mystère de l’éternité et de la vie. Et j’ai l’intuition de la construction extraordinaire de l’Etre. Même si l’effort pour le comprendre reste disproportionné, je vois la Raison se manifester dans la vie.

    EINSTEIN s’est défini comme un panthéiste rationnel se situant dans la ligne de SPINOZA.

Panthéisme ? Il s’agit d’une perception de l’immanence du divin dans le « Grand Tout cosmique ».

Le mot lui-même tire son origine de la langue grecque : Pan et Theos ce qui signifie Tout  et Dieu. Compris littéralement le panthéisme signifie donc que « Tout est Dieu ». Sous sa forme archaïque, le panthéisme est proche de l’animisme. Sous sa forme rationnelle, scientifique et philosophique, c’est la divination de l’univers et, inversement, c’est la naturalisation de Dieu.  L’Un est le Tout et le Tout est l’Un. Ce Dieu n’est ni anthropomorphe ni personnalisé, il est plutôt la Raison universelle répandue dans le cosmos. On parle aujourd’hui de cosmothéisme qui insiste sur la profonde immanence de Dieu dans le cosmos.

Ce panthéisme rationnel a des racines anciennes. Pensons au Dieu de MARC AURELE : Ô Nature, tout vient de toi, tout réside en toi et tout retourne en toi. Ou à celui de PARMENIDE : L’Être est incréé, impérissable, car seul il est complet, immobile et éternel… Il est à la fois tout entier dans l’instant présent, un, continu…Il n’est pas non plus divisible, destiné tout entier identique à lui-même .

Âme du monde : conception selon laquelle le cosmos est animé par une Âme divine.

Au temps de Pythagore, de Platon, des stoïciens, cette Divinité immanente imprègne la nature et la force à produire des formes variées, auxquelles elle communique un reflet de sa beauté et qu’elle assemble en un seul grand Tout universel, qui est la grandeur divine elle-même. Dieu immanent d’un cosmos vivant et évolutif.

Comme ces penseurs de l’Antiquité ou de la Renaissance, le Dieu d’EINSTEIN n’est pas un Dieu personnalisé et extérieur au monde. EINSTEIN refusait catégoriquement la représentation d’un Dieu anthropomorphe, intervenant arbitrairement de là-haut dans les affaires humaines. Il concevait Dieu plutôt comme cette Raison supérieure, impersonnelle, universelle et immanente à l’univers. Pour lui, Dieu était le nom donné à cette Raison objective se dévoilant dans les lois qui fondent le cosmos, le rendent intelligible et lui donnent ses caractères de totalité et d’unité.

C’est ce Dieu qui justement éveille en lui ce qu’il a appelé son «sentiment religieux cosmique. EINSTEIN n’était pas athée. Il l’a clairement écrit à un rabbin de New York qui lui avait demandé s’il croyait en Dieu : Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un dieu qui se préoccupe du destin et des actions des êtres humains. 

Je vais maintenant évoquer – beaucoup plus brièvement – le Dieu de SPINOZA

EINSTEIN disait de SPINOZA : Je suis fasciné par le panthéisme de Spinoza, mais j’admire plus encore sa contribution à la pensée moderne, parce qu’il est le premier philosophe qui traite l’esprit et le corps comme unité, et non comme deux choses séparées. 

Le nom de SPINOZA brille au firmament de la pensée humaine. BERGSON dira :  Tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de SPINOZA. 

Bien que l’on n’ait aucun écrit sur la raison de sa condamnation, Baruch SPINOZA fut banni pour s’être opposé à la conception transcendante du divin. Selon lui, Dieu n’est pas extérieur au monde, mais immanent à la Nature, il est la Nature. Après son excommunication, SPINOZA change son prénom, choisit la langue latine pour composer une œuvre philosophique tournée vers la béatitude, le bonheur suprême. Il vivra très modestement dans des chambres louées dans diverses villes hollandaises, dédaignant les biens matériels, les propositions d’enseignement dans des universités prestigieuses afin de garder sa liberté. Pendant les longues heures où il a poli des lentilles d’optique pour gagner de quoi vivre, et malgré les menaces qui pesaient sur sa vie, il a poursuivi une œuvre qui d’emblée a été admirée par toute l’Europe intellectuelle. Il a été le Maître à penser de nombreux philosophes, notamment KANT, HEGEL et NIETZCHE qui l’admirait profondément.

La lecture de SPINOZA est difficile et exigeante : la lecture est aride, comme celle du vocabulaire de la métaphysique de son temps,  substance, mode, attributs, essence, existence, affects.

Son principal livre, l’Éthique a une construction géométrique avec des définitions, des axiomes, des propositions, des démonstrations, des scolies, des corollaires. L’apparence de rigueur scientifique donnée à sa pensée métaphysique s’explique sans doute par sa prudence (Sa devise était  caute, sois prudent). Il est probable que SPINOZA aurait choisi un autre mode d’expression s’il avait écrit sous un régime de complète liberté d’expression.

La voie philosophique qu’il propose mène, comme la religion, au salut et à la béatitude mais par le chemin de la raison et du désir éclairés.  Il considère lui-même que ce chemin est extrêmement ardu. Si l’on entend par athéisme la négation d’un Dieu personnel et créateur tel qu’il est révélé par la Bible, alors SPINOZA est clairement athée puisqu’il nie l’existence d’un tel Dieu, celui issu de l’imagination des théologiens.

Mais sa philosophie ne peut pour autant être qualifié de « matérialiste » car en identifiant la substance infinie  – qu’il appelle Dieu  – à la Nature, il ne la réduit nullement à la matière. Pour lui, esprit et matière, comme esprit et corps, ne font qu’un et sont faits de la même substance. SPINOZA est donc à la fois spiritualiste et matérialiste (ou bien ni l’un ni l’autre).

Quelle est la thèse de Spinoza en matière de religion ?

Pour SPINOZA nous sommes déjà une partie de Dieu. Nous sommes déjà éternels. Nous sommes heureux. Il n’y a rien à attendre après la mort. Nous avons déjà tout dans cette vie dans la mesure où nous sommes vraiment philosophes. Pour SPINOZA tous les hommes cherchent la béatitude et le bonheur mais il est vain de les chercher puisque nous les avons.

Il disait : La béatitude, le bonheur, n’est pas la récompense de la vertu, c’est la vertu elle-même.

Le panthéisme de SPINOZA se reconnaît à son Dieu cosmique qui est Substance unique, universelle et Nature créatrice, immanente à l’univers. La religiosité naturelle qu’appelle ce Dieu empreinte trois chemins inséparables. Elle passe :

    • par le désir d’être et cet effort pour être (il l’appelle CONATUS).
    • par la raison intuitive : Dieu est la Raison ultime, le dépositaire et la source de toutes les idées qui définissent les essences des choses et des êtres de ce monde. La pensée est un attribut de Dieu.
  • par la joie accompagnant la vertu et la liberté.

Ce sentiment religieux cosmique exprime une grandeur, une exigence, une beauté et une sagesse. Ce sentiment religieux, cette vision d’un dieu cosmique fit dire à Ernest Renan : C’est ici peut-être que Dieu a été vu de plus près…

Ainsi SPINOZA invite l’homme à tenter de vivre à la hauteur de son essence. N’est ce pas l’ambition d’un Franc-maçon du Grand Orient de France ?

Pour conclure je voudrais vous faire part d’un projet que je caresse :

Après avoir admiré les œuvres des musées d’Amsterdam et de La Haye, j’aimerais me recueillir et visiter la maisonnette de RIJNSBURG, dans la banlieue de La Haye, où SPINOZA vécut les trois dernières années de sa vie et qui est devenue un petit musée. EINSTEIN a visité ce musée en 1920. Sur le Livre d’Or il a écrit ce petit poème qui commence ainsi :

Combien j’aime cet homme noble,

Plus que les mots ne peuvent le dire,

Pourtant je crains qu’il ne demeure seul,

Auréolé de sa lumière.

Cela fait écho à la dernière phrase de l’Éthique : Tout ce qui est beau est difficile autant que rare.