Spinoza, précurseur des Lumières…Quid au XXI° siècle ?

Spinoza, précurseur des Lumières…Quid au XXI° siècle ?

Introduction :

Je me dis depuis plusieurs années qu’il est vraiment temps d’écrire sur Spinoza…Pourquoi ? Parce que ce philosophe très « tendance » aujourd’hui a transformé ma vie à mes 30 ans. J’ai découvert Spinoza à cette époque-là alors que je cherchais vainement des réponses à quelques angoisses et questions existentielles entre autres. Et ce n’est pas fini.
Je surfais, survolais frénétiquement de philosophe en philosophe, aucun ne répondait à mes attentes, mes questionnements. Jusqu’au jour où je tombe un peu par hasard sur le livre du philosophe Alain, écrit en 1949, portant le titre de « Spinoza » tout simplement. Et là patatras…je suis totalement scotché. Cette philosophie de Spinoza que l’on dit si complexe, si ardue, si inaccessible, démonstrative au sens mathématique du terme, tout à coup s’éclaire, m’éclaire littéralement.
Depuis lors, je ne cesse de le découvrir, par ses écrits bien sûr mais aussi à l’aide d’éclaireurs, de transmetteurs de la pensée de Spinoza comme Robert Misrahi, Frédéric Lenoir, Bruno Giuliani, Gilles Deleuze, Irvin Yalom, Roger Pol-Droit, Antonio R.Damasio, Lionel Naccache et Jean-François Bensahel récemment…
Alors même si je suis encore très loin d’avoir compris toute la profondeur de cet homme et de son œuvre immense, j’aimerais surtout partager en quoi ce philosophe, cette philosophie, ont enchanté ma vie et continuent de m’enchanter et comment je les inscris dans ma vie.
Écrire, pour moi, c’est avant tout l’occasion de se découvrir dans les deux sens de ce terme, de se redécouvrir, de donner, de partager, de tenter de grandir et d’essayer de mieux comprendre, ensemble…

Après cette introduction dans laquelle j’ai exprimé mon lien et mon histoire personnelle avec Spinoza et sa philosophie, ce texte s’articulera en trois parties :
1) Spinoza, une philosophie de la joie et de la liberté.
2) Spinoza, précurseur philosophique et politique des Lumières.
3) Et, en partant de ces premiers éléments sommaires sur ce philosophe majeur, je tenterai un bref essai sur l’humanisme et celui des Lumières au XXI° siècle, partie qui s’attachera à les confronter de manière critique à la triple crise planétaire actuelle (pollution, climat, biodiversité) particulièrement, sujet vital et majeur qui nous préoccupe si peu je trouve.

1) Spinoza, une philosophie de la joie et de la liberté
Mais qui était Baruch de Spinoza, né à Amsterdam en 1632, mort à La Haye à 45 ans en 1677 ne possédant que quelques habits, ses livres et un lit ?
Spinoza, Baruch de son prénom qui veut dire « Béni » en hébreu, et qui se fera appeler plus tard Benedictus ou Bento, est issu d’une famille juive portugaise et marchande installée aux Pays-Bas après l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 sous le règne de Blanche de Castille.
D’abord très brillant élève de l’école juive, il est exclu en 1656, à 24 ans, de la synagogue et de la communauté pour ses idées, sa lecture critique de la Bible et son refus de tout compromis. Il en est exclu par un rituel nommé « Herem » d’une extrême sévérité, qui n’a jamais été levé depuis… malgré une dernière tentative sans succès en 2013 !
Ne pouvant plus ensuite travailler au sein de la communauté juive après cette exclusion, et ne pouvant pas non plus en tant que juif, trouver du travail chez les chrétiens, le philosophe a été hébergé par quelques communautés de chrétiens contestataires de la Seconde Réforme, et des protestants libéraux proches des libres-penseurs.

Spinoza mène ensuite une existence des plus modestes. Il partage son temps entre l’artisanat scientifique par le polissage de lentilles de lunettes astronomiques et de microscopes réputées pour leurs très grandes qualités – ce qui lui permet de maigrement subsister – et surtout l’écriture de son œuvre. L’essentiel de celle-ci ne sera publié anonymement qu’après sa mort par quelques admirateurs et ces livres seront brûlés l’année suivante.
Malgré son extrême discrétion, la réputation de Spinoza de son vivant s’étendait à toute l’Europe, au point que Louis XIV aurait voulu se voir dédier un livre par le philosophe, et que des chaires de philosophie lui sont proposées dans cette Europe du XVII° siècle.

Les singularités de son existence tiennent à sa pensée et à la construction d’une éthique basée sur une manière de vivre fondée sur la raison et sur l’esprit, dans sa connexion concrète au monde, capable d’englober la totalité du monde, que je vais tenter de vous présenter rapidement en deux points uniquement :
– Dieu et la Nature.
– La liberté et la joie.

——————–
Dieu et la Nature :

Spinoza pose la définition singulière suivante : « Dieu, c’est-à-dire la Nature ». Cette affirmation révolutionnaire pour l’époque et encore aujourd’hui, signifie Dieu comme synonyme de la Nature. Que Dieu équivaut à la Nature, au Monde, au Cosmos dans toutes ses dimensions visibles et invisibles, matérielles et spirituelles. À l’Univers dans nos mots modernes. Ou encore que Dieu et Nature ne sont pas des réalités distinctes ni séparées mais sont deux dénominations d’une même substance. Spinoza ainsi rompt avec la conception traditionnelle dualiste de la séparation de Dieu et du monde. Il refuse et remplace l’idée transcendante de Dieu, d’un Dieu créateur, préexistant, dépourvu de toute matérialité, séparé et extérieur à l’homme. Il pose une conception immanente de Dieu, c’est-à-dire consubstantielle à l’homme et à la nature dans sa plus grande globalité. Spinoza ainsi s’éloigne radicalement de la conception des religions monothéistes d’un être suprême créateur du monde par sa volonté. Et par là vous comprenez les déboires de Spinoza avec sa communauté d’origine…
Spinoza définit une nouvelle ontologie pure d’un Dieu « cosmique » comme la substance infinie de tout ce qui est, de « ce qui est en soi et conçu par soi ». Cette substance infinie se manifeste par une infinité d’attributs, inconnus ou connus comme l’Étendue (le domaine matériel des corps) et la Pensée (le domaine intelligible des idées corrélatives aux corps). De ces attributs, découlent des modes finis, comme l’ensemble des êtres finis en général, les idées, nous-mêmes humains en particulier, l’ensemble des êtres n’étant que des manifestations singulières, expressions finies de cette substance.
Cette philosophie n’est pas matérialiste, ni spiritualiste, elle englobe et sublime les deux. C’est une vision moniste, déterministe et rationnelle du monde et de son unité dans la multiplicité.

La liberté et la joie :

En posant rationnellement que la substance, la Nature, Dieu, est sa propre cause, c’est-à-dire sous la contrainte d’aucune autre cause, Spinoza conclut logiquement que tout est déterminé et que le libre arbitre n’existe pas. Les humains, comme modes de la substance, se croient libres, ils ont le sentiment de prendre des décisions, alors qu’ils ne connaissent pas les causes réelles qui les font agir. Autrement dit je me crois libre à la mesure de l’ignorance de ce qui me détermine. Nos décisions découlent des causes qui nous déterminent. Toute l’éthique spinoziste consiste à passer de l’impuissance à la puissance, à passer du « bien et du mal » en général au « bon et au mauvais » en particulier, de la tristesse à la joie, de la servitude à la liberté. Elle repose sur la connaissance rationnelle et intuitive des causes qui agissent sur nous.
Je le cite « les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs volontés et de leur appétit et qu’ils ne pensent pas aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir, parce qu’ils les ignorent ».
La psychanalyse et la psychologie ne disent pas autre chose… Nos désirs et nos actes sont motivés par des causes qui échappent à notre conscience.
Autrement dit être libre, c’est être pleinement soi-même. On est d’autant plus libre que l’on comprend la nécessité des lois de la nature qui nous déterminent. La liberté consiste donc en une adéquation entre notre monde intérieur ordonné par la raison et la totalité de l’être, entre notre cosmos intime et le cosmos entier ordonné entre nous et la Nature. Cette compréhension nous procure la joie la plus parfaite ou ce que nomme Spinoza comme la béatitude, qui est donc le fruit d’une connaissance à la fois rationnelle et intuitive.

2) Spinoza, précurseur philosophique et politique des Lumières
Je le cite : « Le but de l’organisation en société, c’est la liberté. » Sur base de la philosophie de la liberté précédemment décrite, Spinoza développe dans son ouvrage le Traité théologico-politique, une réflexion approfondie sur le meilleur État possible. Celui dont l’objectif avoué serait de prouver de manière rationnelle que c’est celui qui respecte la liberté de penser, de croire, de s’exprimer des individus.
Sa démonstration s’appuie sur la distinction de l’état de nature de l’état de société de l’être humain.
Dans l’état de nature, les hommes vivent sous l’emprise de leurs passions (émotions, envies, jalousie, besoin de dominer etc..) et s’entredéchirent. Ils perçoivent donc la nécessité de s’entendre non seulement pour éviter de se nuire mutuellement mais aussi pour s’entraider. Ce passage de l’état de nature à l’état de société implique que les individus transfèrent leur pouvoir à la puissance collective à laquelle ils s’agrègent. Et ceci constitue le fondement de tout pacte social.
Spinoza affirme que la démocratie constitue le meilleur régime possible de manière pragmatique : c’est ce qui marchera le mieux compte tenu de la nature humaine.
Il insiste sur la nécessaire séparation des pouvoirs politique et religieux. Je le cite : « Il est très fâcheux, tant pour la religion que pour la communauté politique, d’accorder aux institutions religieuses un droit exécutif ou gouvernemental quelconque. » Les religions doivent être tolérées mais aussi soumises à la puissance publique. Je le cite : « Les pratiques ferventes et religieuses devront se mettre en accord avec l’intérêt public. »
Si les hommes vivaient sous l’emprise de la meilleure partie d’eux-mêmes – la raison – ils ne causeraient jamais de tort à autrui. En cela, Spinoza a aussi parfaitement perçu les limites des démocraties. Le manque de rationalité des humains encore esclaves de leurs passions montre l’importance cruciale de l’éducation des citoyens. Autrement dit nos démocraties seront d’autant plus solides que les individus qui les composent seront capables de dominer leurs passions tristes (peur, colère, envie…) et qu’ils mèneront leur existence selon la raison. Pour Spinoza plus les individus seront capables d’acquérir un jugement propre en se transformant soi-même, plus ils seront utiles aux autres en étant des citoyens responsables.

En conclusion de ce chapitre, pacte social, démocratie, laïcité, égalité de tous les citoyens devant la loi, liberté de croyance et d’expression : Spinoza est le père de notre modernité politique et de la laïcité, un siècle avant les Lumières, Voltaire et Kant. Spinoza est le premier théoricien de la séparation des pouvoirs politiques et religieux et le premier penseur moderne de nos démocraties libérales.

3) L’humanisme maçonnique et des Lumières au XXI° siècle et sa congruence à l’heure de la triple crise planétaire
Ayant le besoin de projeter cette philosophie éthique et politique dans notre propre temps actuel et d’en analyser la possible congruence aujourd’hui, je vais tenter d’aborder maintenant dans le troisième et dernier chapitre de cette planche, un essai plus personnel, projectif et critique qui se rattache directement à l’humanisme des Lumières dont les francs-maçons du Grand Orient De France se déclarent en être les propagateurs.
Je m’appuie pour cela sur la brochure « Le Grand Orient De France en sept points » sur le site godf.org, chapitre « Le GODF aujourd’hui ». Je cite l’extrait textuellement : « Nous travaillons à la propagation et à l’approfondissement de l’Humanisme des Lumières en abordant de nombreux sujets sociétaux. Dans le cadre de questions thématiques proposées chaque année à toutes les Loges, nous pouvons citer le planning familial, la jeunesse, la bioéthique, l’éducation nationale, les enjeux républicains, la paix, les solidarités, les libertés, la fin de vie dans la dignité, l’école laïque, la faim dans le monde, la démocratie, la différence, l’incivisme, la mondialisation, le partage des richesses, toutes questions contribuant à construire un humanisme et une fraternité à l’échelle de la planète,… » Il y manque peut-être une réflexion sur la place de l’humain dans le grand tout de la Nature.
Maintenant si l’on refait un peu l’Histoire de l’Humanisme, il s’inscrit dans l’ensemble de l’Europe occidentale quand émerge la bourgeoisie comme une nouvelle classe sociale, commerçante et politique, et sa progressive émancipation de l’influence de l’Église.
Sur cette base l’Humanisme des Lumières se développe au XVIII° puis au XIX ° caractérisé par la libération et l’épanouissement de l’humain et de ses facultés par la raison, la science et la culture, par le progrès et surtout par la place de l’humain comme valeur suprême.
L’Humanisme issu des Lumières a été critiqué par trois penseurs majeurs que l’on a nommé comme les « maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche, Freud :
– Au XIX° par Marx identifie l’humanisme des Lumières à une propagande bourgeoise.
– Nietzsche y pointe les risques et les enjeux de l’inflation du moi dans la civilisation occidentale…précurseur aussi…
– Freud au début du XX° y relativise l’importance du moi dans le psychisme face à l’inconscient.
L’Humanisme des Lumières et sa foi en l’Homme ont été remis en question à la suite des conflits meurtriers du XX ° siècle et nés de la montée des nationalismes, face aux crimes contre l’humanité perpétrés par les régimes totalitaires, nazisme, fascisme, stalinisme, et sur la capacité des humains à vivre en paix grâce à des valeurs qu’ils édictent eux-mêmes.
À la fin du XX° et depuis le début du XXI°, transhumanisme et post-humanisme se sont développés avec les progrès de la médecine, de la technologie, de l’informatique, de la robotique et de tout ce qui peut s’apparenter aux sciences et à l’intelligence artificielle pour préparer le passage d’un homme meilleur à un homme augmenté. Dans cette même période, les nouveaux médias électroniques et la révolution numérique de manière globale, les réseaux sociaux en particulier, ébranlent l’idée d’un espace public fondé sur l’échange débattu et argumenté, de la démocratie dans sa forme historique.
L’ensemble de ces conjonctions sapent les bases mêmes de l’humanisme « classique » des Lumières. Aujourd’hui, la triple crise planétaire (pollution, climat, effondrement de la biodiversité) qui nous frappe, remet en cause le grand récit habituel du progrès fondé sur le triomphe de la science, de la technologie et de la maitrise de la Nature.
À cause de notre attachement à l’humanisme « classique » des Lumières qui a placé l’homme au centre du monde dans sa toute-puissance, nous pouvons ressentir des difficultés à changer de vision quant à nos relations d’interdépendance avec la nature. Par rapport à la question écologique, saurons-nous repenser cet humanisme classique, ethnocentré, servant de gage à la démesure humaine, à l’ubris, pour évoluer vers un humanisme moderne, « naturocentré », sans renier l’héritage des Lumières originelles ?

Pour conclure sur la philosophie de Spinoza, elle est la source originelle des Lumières. En ce sens elle est inspirante. Elle développe un tout autre regard sur l’homme et son rapport à la Nature, au cosmos, à l’Univers. Elle nous rappelle notre détermination et notre lien vital aux lois de la Nature dont nous sommes partie intégrante.
La vision scientiste du XIX° siècle qui a ouvert entre autres la porte au techno-solutionnisme d’aujourd’hui, et la vision d’un humanisme défini comme une : « Doctrine, une attitude philosophique, un mouvement de pensée qui prend l’homme pour fin et valeur suprême… », cf Robert, nous a fait dévier à mon sens, des Lumières originelles fondées essentiellement sur la raison. C’est-à-dire de la vision qui nous inscrit dans un rapport rationnel, déterministe quant aux lois de la nature qui nous englobent spirituellement et philosophiquement au cosmos, à l’univers. Spinoza en a été le penseur et le précurseur.

Bibliographie :
– Le problème Spinoza, Irvin Yalom, Le Livre de Poche (Roman)
– Spinoza, Alain, Gallimard
– Spinoza, philosophie pratique, Gilles Deleuze, Éditions de Minuit
– Le bonheur avec Spinoza, Bruno Giuliani, Almora
– Spinoza selon le cœur, avec Robert Misrahi, 3 CD, Les Vendredis de la philosophie, France Culture, Naïve
– Spinoza, Œuvres complètes, La Pléiade
– Spinoza avait raison, joie et tristesse, le cerveau des émotions, Antonio R.Damasio, Odile Jacob
– Le miracle Spinoza, une philosophie pour éclairer notre vie, Frédéric Lenoir, Le Livre de Poche
– Spinoza, une philosophie de la joie, Robert Misrahi, Sagesses éternelles, Entrelacs
– Qui a tué Spinoza ? Jean-François Bensahel (Roman)
– Apologie de la discrétion, comment faire partie du monde ? Lionel Naccache, Odile Jacob